Avec Catherine Le Forestier me remontent des souvenirs des années 60: outre qu’elle est la sœur de Maxime avec qui elle a vécu dans une maison bleue à San Francisco et s’est mis à dos les Parachutistes avec un pamphlet antimilitariste qui a eu beaucoup de succès, qu’elle a chanté des textes de Georges Moustaki, et joué pour Antoine Bourseiller la pièce Oh America, je me rappelle que cette belle jeune femme a rompu avec le showbiz pour partir s’installer au Maroc, à Marrakech.
Mais je garde surtout précieusement à portée d’oreille sa chanson, Le pays de ton corps, que j’entends comme si elle était une trobaïritz, une femme-troubadour du XIIème siècle ; mais qui pourrait aussi avoir été écrite par Aimé Césaire.
J’apprends qu’avec le jazzman Steve Potts, le poète anglais Heathcote Williams et des musiciens africains et berbères, elle a fondé le groupe Babel qui, vingt ans avant la vogue de la world music, a tenté de brasser les cultures et expérimente la vie en communauté, en tournant à travers toute l’Europe avant de se faire discrète. Et qu’elle se consacre à l’action humanitaire dans les quartiers défavorisés à Birmingham en particulier.
Ce soir, c’est une jolie grand-mère (sa fille et les petits-enfants sont là pour l’encourager), aux talents multiples, qui est venu nous parler d’Aimé Césaire, chantre avec Senghor et Gontran-Damas, de la Négritude, mais surtout grand poète.
Ma Négritude n’est pas une pierre, sa surdité
Ruée contre la clameur du jour
Ma Négritude n’est pas une taie d’eau morte
Sur l’œil mort de la terre
Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
Elle plonge dans la chair rouge du sol
Elle plonge dans la chair ardente du ciel
Elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé !
Ce Martiniquais, brillant étudiant puis universitaire, a plié la langue française à son vouloir-dire. Pendant plus de 50 ans, il mêle ses activités d’écrivain avec ses mandats de maire et de député. Et se bat à la fois pour la reconnaissance de la spécificité et la richesse de la langue de ses ancêtres, et l’indépendance des colonies françaises. Faire prendre conscience au au peuple noir de ses propres racines, tel était le but premier de son œuvre.
Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elle ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux d’avoir lampé la liberté féroce.
Depuis le 6 avril 2011, Aimé Césaire repose au Panthéon, hommage tardif à l’engagement et à la ferveur de cet esprit indomptable qui affirmait qu’on peut, en même temps, être fier de son identité, et prôner l’universalité.
Vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle…
Signalons la mise en scène sobre de Latifa Le Forestier et les lumières chaudes d’Alain Baggi. Mais le spectacle de ce soir est déroutant, parce qu’il n’est pas un spectacle, parce qu’il n’est pas écrit pour faire plaisir, seulement plaisir ; comme la poésie de Césaire. Mais seules deux personnes, qui s’étaient visiblement trompé d’adresse, quitteront la salle un peu trop brutalement. Sans doute était-ce trop révolutionnaire pour eux.
Catherine Le Forestier converse avec le public, raconte, chante et joue du violon amplifié, elle butine dans Cahier d’un retour au pays natal, mais aussi Ferrements*, Les Armes Miraculeuses, et d’autres poèmes, pour nous en offrir la gelée royale.
A plusieurs reprises, elle cite Rimbaud que Césaire aimait particulièrement : évoquant comme celui-ci les esclaves passés par dessus bord du bateau négrier et les migrants africains venant mourir aux portes de l’Europe, elle chante La Bohème et Le Dormeur du Val. Et je me rappelle qu’elle a déjà chanté le grand Arthur dans le disque qui est consacré à celui-ci dans la belle collection Poètes et chansons en 2004**.
Elle dédie cette soirée à tous ceux qui ont fini « deux trous rouges au côté droit » sur les champs de bataille des grandes guerres économiques. Et finira en offrant à son public sous le charme des grappes de raisin***.
Finalement, cette « rencontre » est tout à fait à sa place dans l’intimité de la Cave Poésie, parce que cette grande dame privilégie avant tout le partage en petit comité loin des grandes messes consensuelles des zéniths; où elle aurait tout à fait pu avoir sa place. Pour nous donner à entendre la poésie d’Aimé Césaire et sa dimension politique : au-delà des mots, au-delà des sons, elle rappelle que parmi tant d’autres artistes, il voulait nous dire que si l’Europe continue son « bousillage » des pays du tiers-monde, elle risque de périr du vide.
Personnellement, j’emporte surtout de ce moment privilégié cette belle image de la fontaine jaillissant éternellement, quelque soit la saison, de la montagne sacrée des Dogons du Mali : c’est une magnifique métaphore de la Poésie.
E.Fabre-Maigné
9-X-2012
*Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine, 1939, 1960.
Ferrements. Paris : Seuil, 1960, 1961.
Les Armes Miraculeuses. Paris : Gallimard, 1970.
La Poésie. Paris : Seuil, 1994 etc.
**Arthur Rimbaud » – CD EPM 980972 Chansons interprétées par Catherine Le Forestier : Chanson de la plus haute tour / Alchimie du verbe / J’ai tendu des cordes
***On peut écouter les poèmes d’Aimé Césaire chantés par Catherine Le Forestier sur http://www.myspace.com/catherineleforestier