Wozzeck est un opéra souvent très bien servi pour la scène, de sorte que toute nouvelle production se mesure à des sommets et, ainsi, risque gros. Christophe Ghristi, Directeur artistique du Théâtre du Capitole, a donc placé la barre très haut. En plus, le pari de nombreuses prises de rôles et pas des moindres. Mais, l’artiste est à son affaire et on n’oublie pas qu’il fut en son temps, le brillant dramaturge d’un certain Nicolas Joël. Quelle école !!
Pour justifier le titre de ce compte-rendu concernant la représentation de la Première du vendredi 19 et ne rien oublier, commençons par la fosse. Tous les musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse réunis pour l’occasion ont été, et c’est devenu une habitude, sans peur et sans reproche. Rien à envier à des formations de fosse bien plus médiatisées. Leo Hussain dirige la production, et cette musique, dite si difficile, qualifiée par certains d’inaudible, semble couler sans encombre malgré son extrême diversité dans l’écriture et laissant aussi toutes les formes multiples d’expression de voix s’épanouir. La performance se mesure dans l’unité nécessaire et en même temps dans le fait que les timbres des instruments ne doivent pas être fondus mais plutôt, que l’on doit pouvoir repérer les différentes couleurs instrumentales simplement juxtaposées par Berg, que les instruments soient dits de premier rang ou plus secondaires. Lourde tâche. Mais s’il doit y avoir déflagration, il y aura et il y a eu. La lecture est implacable et traduit bien la noirceur désirée. On salue dans la foulée les musiciens de scène bien sûr.
Même si l’ouvrage est relativement court, et donc donné sans entracte, juste deux interruptions pour changement de décors, les Chœurs et la Maîtrise du Théâtre du Capitole y sont de leur intervention. Là aussi, Gabriel Bourgoin, successeur d’Alfonso Caiani, a fort bien relevé le gant et compte bien maintenir le haut niveau des troupes.
Michel Fau, en tant que metteur en scène, est parti du principe que si Wozzeck chante : « …der Mond ist blutig… », il y aura sur scène une lune, et pas un néon, et elle sera bien rouge, sanglante, ni jaune, ni blanche, ni carrée. De même que, Wozzeck est un soldat, donc un miséreux, à l’époque, et ce n’est pas un ouvrier travaillant dans une fabrique de boîtes de conserve, ou, ailleurs, dans une raffinerie de pétrole. Il ne meurt pas dans un container non plus. Et il n’a pas davantage d’accointance physique avec Andres non plus. Personne à poil non plus. Pas de vidéos et de multiples projections non plus. En un mot, pas de surcharge décorative, pas d’encombrement inutile. Le Docteur n’est pas un charcutier et point de hachoir sur scène. Quant à Marie, c’est une pute à soldats et pas une demi-mondaine. Le lit, ou plutôt, la couche est tout usages. Toute son exigence dans l’exécution scénique s’appuie sur la perception auditive qui doit aller de pair avec la perception visuelle. On accepte sans difficultés le fait que les espaces privés soient réduits et que l’ouverture de scène permettent peu d’isoler, taverne, chambrée, couche, champs et étang.
Et enfin le livret est là, à chaque note, et donc Büchner omniprésent ou presque, dans l’essentiel. Michel Fau a en permanence en tête qu’Alban Berg a écrit sa musique sur un livret qu’il a lui-même rédigé à partir de la pièce de théâtre. Il y a une galaxie d’écart entre sa démarche réjouissante et celle d’un Calixto Bieito, haïssable, à mon goût. Dès lors, le parti-pris des costumes de David Belugou est entendu, c’est le seul brin de fraîcheur sur scène, les décors d’Emmanuel Charles, pareil avec une succession des tableaux qui ne perturbent pas la marche en avant de la tragédie, et pour parachever le tout un magnifique travail au niveau des lumières de Joël Fabing. Des tableaux qui peuvent même flatter l’œil.
Il serait inconcevable de ne pas citer, complétant celui des costumes, le travail côté maquillages et perruques qui sont une sorte de livre ouvert sur la psychologie des personnages principaux.
En un mot une lecture fidèle, un travail soigneusement élaborée, respectueux, anti-narcissique, faisant la preuve de son efficacité. Avec un côté esthétique pas du tout incongru dans le déroulé de ce drame total, de la misère d’abord.
Une remarque sur le choix délibéré de la part de Michel Fau, de prendre un pré-ado plutôt qu’un enfant et de le rendre beaucoup plus présent, plus actif – bousculé par le Capitaine, assistant au viol de sa mère – ce qui ne peut qu’accentuer encore le sordide des situations. Une belle performance pour le jeune acteur Dimitri Doré.
Stéphane Degout est un passionnant chanteur de lieder et ça s’entend. Désemparé et pitoyablement humain, d’une saisissante vérité, pantin rongé de l’intérieur, Wozzeck promène du début à la fin un certain état de folie, mélange de visions et d’idées fixes. De façon inéluctable, il construit son meurtre, et son propre suicide. Son incarnation par Stéphane Degout est au sommet, de par l’implication scénique, sans excès, de l’interprète et, bien sûr, par ses talents de chanteur de lieder, sa diction, son allemand, des atouts lui permettant d’aller au bout, sans difficultés apparentes, si je peux me permettre. Finalement, un rôle qui semblait n’attendre que lui. Quelle prise de rôle………
On peut écrire la même chose pour Marie et son interprète Sophie Koch qui, entre le parler et le cri, nous assène toutes les nuances et convoque tous les paliers. Berg a beaucoup travaillé la voix de femme, Sophie Koch a beaucoup travaillé sa voix pour un résultat enthousiasmant. Quel timbre, quel phrasé, quelle assurance ! et quelle présence scénique. La lecture de la Bible, évocation de Marie-Madeleine doit être un moment émouvant : le tableau est saisissant, et par le chant de Marie et par l’ensemble, un des moments les plus forts de l’opéra, assurément.
Autour, tout est à l’unisson. Celui par qui le drame se concrétise à l’aide d’une modeste paire de boucles d’oreilles, c’est le Tambour-major Nikolai Schukoff qui promène son abattage machiste avec une aisance remarquable assénant ses aigus de ténor héroïque avec toute l’insolence souhaitée. Autre performance avec Le Hauptmann et Il Doktor, deux rôles fort justement campés sans sombrer dans la farce et les grimaces. Le premier, c’est Wolfgang Ablinger-Sperrhacke à la déclamation semi-névrotique et aux aigus hystériques qu’il atteint à la demande, tout en se ménageant une facette un brin hilarante. Le second est pour le baryton-basse Falk Struckmann qui n’épargne rien à ce malheureux Wozzeck qu’il accable avec une insensibilité doublée d’un côté cynique.
Thomas Bettinger assure sans faillir les pièges écrits pour sa voix de ténor, tout comme Anaïk Morel pour celui de Margret. En suivant, Mathieu Toulouse en Premier Compagnon, Guillaume Andrieux en Deuxième et Kristofer Lundin dans le rôle du Fou ou l’Idiot participent à l’irréprochabilité du plateau.
Au bilan, un Wozzeck au sommet dans une production tout entière superbe.
Il est permis de se replonger dans mes deux articles d’annonce :
– Wozzeck, un opéra parmi les plus poignants de l’histoire du chant
– Une nouvelle production au sommet, au service de Wozzeck, œuvre absolue