Jenůfa du morave Leoš Janáček, le talent le plus original de la musique tchèque du XXè siècle. Sur la trilogie Jenůfa / Katia Kabanova / l’Affaire Makropoulos, trois opéras donnés en son temps, Christophe Ghristi reprend le premier, dans la production de Nicolas Joël d’octobre 2004, avec une nouvelle distribution. C’est à l’Opéra national du Capitole à partir du 20 avril sur seulement quatre représentations.
Christian Carsten est chargé de la reprise de la mise en scène de 2004 tandis que Florian Krumpöck, nouvelle valeur montante en tant que chef, est à la direction musicale. Marie-Adeline Henry assure le rôle-titre pendant que Catherine Hunold sera sa belle-mère, La sacristine, Kostelnička Buryjovka. Jadis méprisé, le compositeur fait maintenant partie intégrante des compositeurs d’opéras que l’on se doit de retrouver dans toute saison de Maison dévolue à l’art lyrique.
L’opéra est en trois actes, composé sur un livret si cruel et si spectaculaire du compositeur, écrit d’après le drame de Gabriela Preissová (1890) intitulé Jeji pastorkina, soit Sa belle-fille, qui deviendra Jenüfa, le nom de son héroïne, depuis Janáček. Composé sur dix ans, entre 1894 et 2004, il fut créé le 21 janvier 1904 au Théâtre national de Brno, et la version définitive originale en date de 1908. Dans Jenůfa comme dans la majorité de ses œuvres, chorale comme instrumentale, le maître de Brno est soucieux de toujours révéler les contradictions d’une société résultant de la confrontation de la tradition et de la morale aux désirs d’émancipation d’individus et la modernité d’une époque. Aussi, ces drames résonnent-ils avec acuité des thèmes sur lesquels son époque s’interroge : la condition de la femme, l’étouffement psychologique, le poids de la morale, et de la religion. En ce temps, les idées féministes font véritablement tache d’huile, et Janáček se révèle un fervent défenseur de leur émancipation. Il est un homme très cultivé, un homme moderne, pleinement de son temps, de sorte qu’il est sensible à toutes les transformations qui vont marquer le tournant du siècle en question. À tout cela, on ajoutera dans le cas de Jenůfa, qu’il achève de composer l’ouvrage au moment où il perd son tout jeune fils, puis sa fille de 20 ans, Olga.
Du point de vue du chant, sachons que : « Pendant des années, Janacek a parcouru sa Moravie natale pour collecter les chants et danses des villes et des campagnes, mais aussi pour noter les inflexions du langage parlé. Il avait compris combien les cellules mélodiques que sécrète sans arrêt la parole expriment la vérité des êtres, combien, pour reprendre les mots de Musset, nous avons sans cesse, « notre vie entière sur les lèvres ». C. Ghristi
Quant à la prose, puisqu’il s’agit ici de prose, « la prose si intense et abrupte de Janacek ne se veut en rien réaliste, le simple enregistrement de la conversation. Issue de la terre et du peuple, elle atteint malgré tout un territoire hors de tout réel, régie par ses propres règles, ou plutôt ses propres dérèglements : la répétition, portée jusqu’à l’obsession, en est le phénomène le plus remarquable. De très nombreuses phrases sont répétées deux ou trois ou quatre fois – image du ressassement, de l’obstination des êtres qui, à travers leurs mots, se heurtent sans répit contre le mur de la parole de l’autre. » C. G.
« Côté musique, rien dans l’instrumentation ne trahit un quelconque hédonisme sonore. La rutilance y est proscrite en faveur de l’économie et du sens : tout y parle, et d’abord la note répétée de ce xylophone qui ouvre l’ouvrage et, par son simple ostinato, lui confère la puissance et la gravité de la tragédie. » C. G. Sa musique est bien le reflet de ses sensations, et Jenüfa en est le premier témoignage fort : segments musicaux courts, souvent répétés et modifiés, enchaînés sans solution de continuité, sous la conduite de l’humeur.
Synopsis
L’action se situe dan un petit bourg de Moravie et met en scène Jenůfa, séduite par Števa qui l’abandonne après lui avoir fait un enfant. Mais qui est Jenůfa ? qui est Števa ? Il faut remonter à Burya, la Grand-mère (voix d’alto). Elle a eu deux fils. À la mort du grand-père, se détermine l’héritage du moulin. Premier fait de société qui se présente, c’est l’aîné des fils qui hérite des biens, et le cadet se contentera d’être le garçon meunier. Peu importe si l’aîné boit et n’est pas très courageux. Cependant, il se marie, amène dans la famille la veuve Klemeńová et son fils, un certain Laca, (ténor) né de son premier mariage, interprété par Marius Brenciu, magnifique Lenski ici même en 2003. Ensuite, va naître Števa, (ténor) donc son demi-frère, et cadet, et favori de l’aïeule.
L’autre fils de la Grand-mère Buryja eut une fille, Jenůfa, (soprano dramatique) puis il perd son épouse. Il se remarie avec Petronila Slomková (Kostelnička) soprano dramatique. Celle-ci ne peut avoir d’enfants. Puis, son époux décède et Petronille est donc veuve. Elle va alors s’attacher avec passion à cet enfant issue du premier lit, Jenůfa. Entre temps, son mari a dilapidé tous ses biens et la veuve Petronille, pour subvenir à quelques besoins,va se consacrer à l’entretien de l’église. D’où son surnom de Sacristine.
Bien sûr, Laca et Števa Buryja sont tous les deux amoureux de Jenůfa, qui est finalement leur cousine, amoureuse, elle, du beau flambeur Števa. Au niveau familial, Petronille a des droits sur sa belle-fille et elle impose au futur gendre une année de sobriété avant de lui accorder la main de sa fille. De plus, celui-ci a pu racheter sa conscription et n’est pas enrôlé, donc disponible pour se marier. De son côté, Laca jaloux et très dépité du non-départ de son demi-frère, va harceler physiquement Jenůfa qui le repousse. Il lui lacère la joue avec sa lame de couteau et la défigure ainsi.
Quelques mois plus tard, Jenůfa, abusé par son amoureux et enceinte aura accouché en cachette et ce, de connivence avec la belle-mère. C’est une catastrophe pour la famille car voilà une fille-mère, situation guère prisée alors, côté mœurs car le fiancé est en droit d’exiger que sa promise arrive vierge au mariage. De son côté, Števa ne veut plus de celle au visage abîmée qu’il a mis auparavant enceinte et ne veut pas voir davantage le bébé. Le village ne doit rien savoir, ni que Jenůfa a été engrossée, ni, à plus forte raison qu’un enfant est né. Comme Laca accepte et promet d’épouser celle qu’il aime toujours, la Sacristine va oser l’abominable : pour effacer la faute de sa belle-fille, elle en commet une infiniment pire, prend la décision de faire disparaître l’enfant et le noie. C’est un infanticide. Elle cache son acte à tous. La société ne pourra alors que la condamner si l’acte est découvert et la faute établie.
Les noces vont se dérouler entre Jenůfa et Laca quand, à ce moment-là, on annonce qu’un enfant assassiné a été découvert dans la rivière. Jenůfa le reconnaît. Les villageois s’apprêtent à la lapider. C’est alors que la Sacristine s’accuse du meurtre. Elle prend sur elle le péché d’autrui et, mystérieusement, c’est par son crime que va passer la grâce : Jenůfa délivrée, et elle-même allant au-devant du châtiment qui, seul, procure la réintégration. Jenůfa va lui accorder son pardon. En même temps, elle mesure à sa juste valeur tout l’amour que lui porte Laca. Elle accepte de suivre celui qui efface tout. « Alors que tout était perdu, que tout est ruiné, que l’innocence s’est enfuie du monde, l’amour renaît dans le cœur de Jenůfa. Mais ce qui s’exhale de son cœur n’est pas le triomphe orgueilleux de l’amour, sa glorieuse apothéose : non, c’est cette tige de cristal la voix égarée et soudain retrouvée, qui se fait brièvement entendre. » C. G.
Cet opéra cruel s’achève ainsi sur une note d’espoir. Il se révèle être un monument d’efficacité scénique et musical. Entre la piété et la névrose, la douleur et la révolte, les acteurs-chanteurs, il faut les deux, chez Janáček plus qu’ailleurs, évoluent au sein d’une immense palette de couleurs et de climats. Histoire d’âmes, où chaque âme prisonnière ou gardienne de l’ordre, victime ou bourreau, porte sa capacité de crime comme sa capacité de salut.