La création en 2017 de la saison Toulouse Guitare par Thibaut Garcia et les siens avait un double but : inviter à Toulouse les grands noms de l’instrument et faire découvrir de jeunes talents de la région. Avec la venue du grand Zoran Dukić et le retour d’Alicia Stubbe, ce double objectif s’avère largement atteint au cours d’un concert mémorable qui a attiré la foule des aficionados.
Au cours de cette soirée du 3 décembre dernier, la belle salle du Sénéchal, pleine à craquer, a donc tout d’abord accueilli pour la deuxième fois la jeune Alicia Stubbe dont on avait découvert le talent lors d’un récital de Rolf Lislevand en octobre 2019. Elève à l’Institut supérieur des arts de Toulouse (IsdaT), dans les classes de Benoît Albert et Rémi Jousselme, Alicia Stubbe a obtenu de belle récompenses au cours de ses débuts de carrière. Elle ouvre cette soirée avec deux pièces aux caractères divers. De Giulio Regondi, compositeur et guitariste italien né en 1822 à Genève et décédé en 1872 à Londres, elle joue avec sensibilité et virtuosité sa poétique Rêverie Nocturne op. 19. Elle enchaîne avec les trois mouvements de la Sonatina du compositeur espagnol du XXème siècle Federico Moreno Torroba. Elle en caractérise avec finesse la diversité des expressions.
Zoran Dukić lui succède alors. Né à Zagreb (Croatie) en 1969, cet artiste exceptionnel est diplômé de l’Académie de musique de Zagreb. Il a poursuivi sa formation à la Hochschule für Musik de Cologne. Lauréat de nombreux concours, il est le seul guitariste à avoir remporté le concours Andrés Segovia à Grenade et à Palma de Majorque. Au concours de guitare le plus prestigieux de Madrid parrainé par la famille royale, il a obtenu le premier prix et le prix spécial de la meilleure interprétation de musique espagnole, attribué pour la première à un non-Espagnol. Il se présente ainsi à Toulouse pour la première fois dans un programme d’une incroyable intelligence, d’une invention stupéfiante. Toute la première partie de son récital est consacrée à un dialogue inattendu entre Johann Sebastian Bach et… Astor Piazzolla. Sans aucune rupture, les pièces de l’un et de l’autre s’enchaînent dans une sorte de continuité expressive à couper le souffle. La richesse de sa sonorité, sa rondeur jusque dans les traits les plus rapides, son sens raffiné des nuances marquent chacune de ses interventions.
Les pièces de Bach sont empruntées aux mouvements lents des Sonates et Partitas pour violon seul, transcrites pour la guitare. Zoran Dukić en explore la pureté et l’éloquence avec une retenue, une intériorité dignes des interprètes les plus aguerris. La Siciliana de la Sonate BWV 1001 ouvre cet échange dans une atmosphère éthérée. Les mouvements lents, Andante, Largo, Sarabanda, alternent sans hiatus avec les interventions signées Piazzolla, tout imprégnées d’une forte personnalité : Invierno Porteño, Adios Nonino, Muerto del ángel, apportent leur lot d’émotion, de révolte, de rythme intense dans leurs belles transcriptions pour guitare.
Le pincement d’une simple cordes grave sert de transitions entre ces deux mondes musicaux que l’interprète sait comme personne relier. Avec cette invention, Zoran Dukić construit un récit nouveau, une œuvre nouvelle qui émeut au plus profond de soi.
A la suite de cet épisode intense, l’interprète s’adresse enfin au public afin de commenter ce programme avec une simplicité, une bonhommie même, particulièrement sympathiques. Il annonce alors le thème des pièces suivantes, la mélancholie, dont les visions diffèrent beaucoup d’un pays à l’autre.
Il enchaîne avec Lament, partition de Dušan Bogdanović, compositeur et guitariste américain d’origine serbe, né à Belgrade en 1955. Le drame intérieur s’accompagne ici d’une impressionnante tonalité déclamatoire. Deux œuvres suivent du compositeur Agustín Barrios Mangoré, né en 1885 au Paraguay. Choro de saudade évoque ce sentiment intraduisible, profondément brésilien de nostalgie, de manque. Avec Caazapá, le compositeur retrouve l’expression profonde d’une « mélancholie paraguayenne » presque souriante.
Cet émouvant récital s’achève sur un véritable « tube » d’Astor Piazzolla, le célèbre Oblivión, sorte d’apothéose de la mélancolie, transcrit pour guitare par le compositeur français Roland Dyens.
L’ovation enthousiaste qui conclut cette soirée ne pousse pas Zoran Dukić a proposer un bis. Et c’est très bien ainsi ! La composition si minutieuse et si raffinée d’un tel programme se suffit à elle-même.
Un grand merci à Toulouse Guitare pour cette découverte in loco.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse