Ce sera pour le vendredi 10 septembre, à la Halle, à 20h. Le concert de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse est dirigé par son chef attitré, Tugan Sokhiev. La soirée débute par le Concerto pour piano n°2 de Serge Prokofiev avec le pianiste ouzbek Behzod Abduraimov. Pour suivre, l’admirable monument symphonique que constitue la Symphonie n°10 de Dimitri Chostakovitch.
Behzod Abduraimov © Evgeny Eutykhov
Grimpé sur le tabouret du piano dès ses cinq ans, à Tachkent, Behzod Abduraimov joue dans la cour des grands depuis, maintenant une dizaine d’années, ayant participé au Festival Piano aux Jacobins pour le 35ème mais aussi déjà invité ici même il y a six ans, pour le Concerto n°1 de Tchaïkovski. Ses qualités sont multiples. On salue sa musicalité et sa technique d’acier alliées à une grande finesse. Ce n’est jamais lourd, ni grossier. Ce qui lui permet d’être apprécié dans Rachmaninov tout autant que dans Schubert, Debussy, Ravel, Beethoven, Chopin, Liszt et bien sûr Prokofiev dans lequel son toucher aussi déterminé que chantant, direct mais sans brutalité devrait faire merveille. Tous ses enregistrements ont été reconnus et récompensés. Et dans le milieu des Festivals de piano, Bezhod a la côte ! Ce Deuxième Concerto, œuvre qualifiée d’athlétique, extrêmement redoutable, nécessitant le concours d’un interprète musclé et “habité“ par cette musique, c’est bien Bezhod qu’il nous faut !
Doué d’une prodigieuse technique du clavier, et ce dès son plus jeune âge, Prokofiev semble véritablement s’amuser aussi bien dans son premier concerto pour piano que dans les quatre qui vont suivre. L’“enfant terrible“ du Conservatoire de Saint-Pétersbourg aura terminé le n°1 à vingt ans, en 1911, et le second qui nous occupe, deux ans plus tard. Mais la partition originale va disparaître dans la tourmente de la Révolution de 1918 au cours d’un incendie volontaire dans sa maison “squattée“ et il faudra attendre 1923 pour une seconde version, recomposée de mémoire. Prokofiev en profitera pour enrichir surtout l’orchestration.
Que ce soit par son importance, il dure deux fois plus que son Premier, sa splendeur ou sa matière musicale, ce n°2 montre la détermination d‘un compositeur à vouloir dépasser son travail précédent. Certains, alors, vont en profiter pour parler de virtuosité gratuite pour ne pas vouloir reconnaître à l’œuvre ses qualités et remarquer qu’elle déborde de vitalité et de piquant. Mais le plus frappant reste bien la symbiose entre l’orchestre et le chef dans cette partition où l’un ne peut aller sans l’autre. Et pour cette entente parfaite, on fait confiance absolue à nos deux musiciens, Tugan Sokhiev et Behzod Abduraimov. Il doit se produire une sorte de miracle, un lien étrange entre un piano qui se veut alors révolutionnaire par la technique exigée qui va aux limites des capacités physiques du pianiste, et l’orchestre, une sorte de volcan aux éruptions erratiques. C’est un alliage à traduire entre des sonorités complémentaires, bien éloigné d’une certaine élégance occidentale d’alors.
Prokofiev vers 1920
N’oublions pas que la première mouture est contemporaine, 1913, d’un certains Sacre du printemps !! et on sait qu’elle fut, au départ, la réaction du public.
Présent à Paris, Prokofiev sera le témoin privilégié du scandale et du climat insurrectionnel inédit qui anime le microcosme musical gravitant autour du Théâtre des Champs-Élysées. Ce fut d’ailleurs le même comportement en salle, aussi tonitruant qu’à cette fameuse Première, lors de la création de ce Concerto n°2, à Pavlovsk, banlieue de Saint-Pétersbourg, un certain 5 septembre 1913, avec le compositeur pour soliste. Une soirée qui tournera au cauchemar avec un public qui s’indigne, siffle, quitte la salle bruyamment, hurle. Seule une poignée de présents crient au génie. Un des rares mélomanes, critique en place, écrira : « Prokofiev a un pas d’avance sur son temps. Le public a hué l’œuvre. Cela ne signifie rien. D’ici une dizaine d’années, ce même public se rachètera en faisant une ovation unanime à un compositeur devenu célèbre et reconnu dans toute l’Europe. »
Anecdote explicative pour ce Second concerto : le contexte de cette musique est d’une grande importance. Prokofiev a dédié l’œuvre, ainsi que d’autres d’ailleurs de cette époque, au pianiste Maximilian Schmidthof. Ce musicien, extravagant et précoce de talent, avait été l’ami le plus proche de Prokofiev de 1909 à 1913, années de conservatoire. Ils étaient comme des jumeaux. Schmidthof fut un modèle pour le jeune Prokofiev, notamment en raison de son intelligence brillante, de son élégance rare et de son aisance en société. Le compositeur ira même jusqu’à écrire à Ekaterina, la sœur de Schmidthof, que pendant la durée de leur amitié, il n’était plus lui-même, mais qu’il était “à moitié Max“. Avril 1913, Prokofiev reçoit une lettre de son ami, en vacances sur le golfe de Finlande qui disait : « Cher Seroija, je te donne de mes nouvelles : je viens de me suicider……je me suis donné un coup de pétard… ». Prokofiev fut totalement dévasté par ce tragique événement, et on peut supposer qu’un tel choc affectif ait pu avoir une influence certaine sur les idées menant à la composition.
Tugan Sokhiev © Marco Borggreve
À propos de la Symphonie n°10 et de son compositeur :
Création le 17 Décembre 1953 à Léningrad par l’Orchestre Philharmonique sous la direction d’Evgeni Mravinski
Parmi les points d’appui pour essayer de comprendre le musicien Chostakovitch, et mieux “rentrer“ dans telle ou telle de ses œuvres, notre compositeur est toujours resté un patriote, attaché à sa terre, la Russie ; il n’aurait pu concevoir un seul instant de quitter son pays comme un Rachmaninov avant et un Prokofiev pendant. Et ainsi, dès ses premières partitions, il a élargi son public dans le monde entier où le civisme de ses ouvrages a provoqué l’émotion. Sa démarche propre contient une lutte féroce, de l’intérieur contre le fascisme. Le problème de la Vie et de la Mort l’a aussi sans cesse occupé, taraudé. La façon de vivre a été une de ses préoccupations journalières. Ne dit-il pas : « Nous devons vivre notre vie de façon à ne jamais en avoir honte. »
Fouillez et retrouvez dans ces portées noircies dans une extraordinaire précipitation, la haine de la mort, la désespérance liée à l’environnement politique, la lutte permanente, le plaidoyer pour une foule d’êtres utilisés, récupérés, d’autres persécutés, sacrifiés tant physiquement que moralement sur “l’autel de tyrans de tous poils”.
Oui, quelle force peut animer un esprit pareil pour trouver les solutions : je ne peux pas partir mais il faut que j’écrive, et que par ma musique, le monde comprenne plus tard LE drame, MON drame, le drame de tout un peuple étouffé, bâillonné, exécuté. « En écoutant ma musique, vous découvrirez la vérité sur moi, l’homme et l’artiste.» Dimitri Chostakovitch.
Dimitri Chostakovitch
La disparition du dirigeant tout puissant de l’Union Soviétique le 5 Mars 1953 sonne le glas de la dictature infernale. Du jour au lendemain, tous les principes sont remis en question par ceux- là mêmes, les médiocres, les besogneux, les arrivistes qui les avaient auparavant exécutés sans broncher. La disparition d’un seul homme fait s’effondrer l’immonde système avilissant l’exécuté comme l’exécuteur. L’impensable refait surface tandis que l’immonde s’enfonce entraînant les interdits les uns après les autres. Mais, tout de même, tout ce qui était noir ne redevient pas blanc et l’histoire nous prouve avec le recul que l’implacable mutation ne se fait pas sans douleur encore.
Conscience vivante de sa génération, Dimitri Chostakovitch lui, saisit la balle au bond et s’empresse de composer une œuvre dont le programme implicite résidera dans la condamnation sans appel du stalinisme. Après huit années d’abstinence dans l’écriture symphonique, c’est une étape capitale.
Tragique, pessimisme, immense intensité émotionnelle se dégagent ainsi de cette Dixième Symphonie. Elle est l’image même de l’écorché vif, bridé dans sa création depuis 1948 avec la condamnation écrite d’un certain Andreï Jdanov dans son rapport au vitriol lors de la conférence sur l’état de développement de la musique en Union Soviétique. Un article “guillotine » pour les, Chostakovitch, Prokofiev, Khachaturian…Cette N°10 suit la composition de deux quatuors publiés, le n°4 et le n°5, le premier, l’expression même du deuil et des lamentations, le deuxième, celle du désespoir le plus insondable, de la souffrance la plus insupportable ressentie sous les coups d’une puissance violente et aveugle.
Cinq ans durant lesquels, rongeant son frein, et sa santé, il écrit pour lui, attendant une hypothétique revanche sur les apparatchiks qui l’ont confiné dans un rôle de musicien de bandes filmées et de musiques commémoratives dont le sommet sera Le Chant des forêts. Quant au Concerto n°1 pour violon et au cycle vocal “De la poésie populaire hébraïque”, ils ont été remisés pour quelque temps.
Désirant prendre une revanche cinglante sur l’Union des Compositeurs, Dimitri Chostakovitch accepte de soumettre sa partition à la critique lors d’un colloque organisé par son Président Tikhon Khrennikov, qui laissera la parole à Victor Vanslov, un « éminent » musicologue, prêt à tous les compromis avec le régime. Ce dernier reprochera à l’œuvre son pessimisme excessif : « (…) tel est l’aspect de la pseudo psychologie profonde de la symphonie de Chostakovitch qui cherche à traduire les différentes nuances de la souffrance, de la terreur humaine, des ténèbres ou d’images grotesques ou caricaturales. Dans les Symphonies de Chostakovitch, on ne décèle point d’héroïsme, ni d’images de la nature ou de l’amour. Or le monde qui nous entoure n’est pas tel qu’il le dépeint. La 10ème symphonie propose un tableau foncièrement inexact des problèmes essentiels de la vie. »
Un jeune membre de l’Union qui allait défier l’ordre académique, futur compositeur avant-gardiste des années 60, Andreï Volkonski, arrive à faire admettre que l’œuvre fait montre d’un pessimisme positif ( !) Il fait même voter une motion pour que cette Dixième aille servir d’exemple aux éminents membres de l’Union afin qu’ils s’efforcent « au courage, à l’indépendance et à l’expérimentation » (5 Avril 1954). Un sacré tour de force.
Orchestre National du Capitole © Patrice Nin
Et voici comment Dimitri Chostakovitch va défendre sa Dixième, considérée maintenant comme un condensé de toutes les pensées “philosophiques“ accumulées dans les précédentes “Fifth, Sixth, Seventh and Eight symphonies“ : « Cette symphonie comporte quatre mouvements. En examinant le premier mouvement d’un œil critique, je vois que je n’ai pas réussi à créer ce dont je rêve depuis longtemps – un authentique allegro de sonate. Je n’y suis pas plus arrivé dans cette symphonie que dans les précédentes. Pourtant je n’ai pas renoncé à tout espoir d’écrire un tel allegro un jour. Ce Moderato contient plus de tempos lents et d’épisodes lyriques que de fragments héroïco dramatiques et tragiques. (…). Il pourrait être le plus personnel de tous les mouvements de cette Dixième. D’où l’extrême difficulté de l’analyser. Cette musique est symphonique au sens le plus élevé et pur que traduit ce mot.
Le deuxième mouvement – Allegro – correspond me semble-t-il et d’un point de vue très général, à mes idées, et occupe dans le cycle la place que j’avais prévue. Mais ce mouvement est peut être trop court, surtout si on compare aux premier et troisième, et aussi quatrième, qui sont relativement longs. On observe donc une certaine perturbation de la construction cyclique. Peut-être manque-t-il ici un autre mouvement ? (…)
En ce qui concerne le troisième mouvement, il me semble qu’à tout prendre, l’idée n’a pas été trop mal réalisée, bien que ce mouvement ne soit pas dépourvu de certaines longueurs alors que, d’un autre côté, il semble lui manquer quelque chose. Je serais heureux d’avoir l’avis des camarades sur ce sujet.
Dans le Finale, l’introduction est un peu trop longue ; pourtant, en l’entendant récemment je suis parvenu à la conclusion qu’elle remplissait sa fonction et, dans une certaine mesure, assure l’équilibre de tout le mouvement (…).
Les compositeurs aiment, souvent à parler d’eux-mêmes : je me suis efforcé, j’ai essayé, etc… Tel n’est pas mon propos. J’aimerais mieux savoir ce qu’en pensent les auditeurs, ce qu’ils éprouvent. Mais je souhaiterais encore ajouter une chose : dans cette œuvre, j’ai cherché à exprimer les sentiments et les passions de l’homme ». Dmitry Shostakovich
Propos tenus à la Maison des Compositeurs, lors d’une discussion sur la nouvelle œuvre, devant un parterre de compositeurs, de critiques, d’instrumentistes, de mélomanes. Une nouvelle manière de montrer l’ouverture d’esprit un an après la mort de Staline mais le vent de liberté ne souffle pas encore très fort.
Le « Beethoven du XXè siècle » sait qu’il doit tenir ce genre de discours pour faire “passer” l’écriture de sa Dixième. Le temps des compromissions n’est pas encore terminé.
Orchestre national du Capitole