Personnalité rare et véritable phénomène dont l’aura ne cesse de croître, Daniil Trifonov est ce mardi 15 juin à 20h en récital à la Halle aux Grains de Toulouse dans le cadre du Cycle Grands Interprètes. Nul n’est jamais indifférent à Trifonov. Doué d’un talent hors normes, d’une imagination sans bornes et d’une audace irrépressible, chacune de ses interprétations est marquée d’un sceau bien spécifique.
Impressions. Laissons la place à Hubert Stoeklin, notre collaborateur, amoureux fou de la musique et du piano en particulier, et “dingue“ de cette nouvelle apparition dans la constellation des pianistes. Il titrera de lui : « Pianiste hors normes, quasiment parfait en tout » mais encore : « Je rajouterai que cet artiste a tout, absolument tout ce qui peut se rêver pour un pianiste. D’abord ce qui est remarquable ce sont ses doigts qui semblent avoir une connexion spéciale avec les touches du piano. Ce qui rend son jeu d’une précision incroyable et d’une luminosité éclatante. Chaque doigt sait comment et quand aller à la rencontre de la touche et y chercher le son rêvé par l’interprète. Je n’ai jamais entendu ni vu de jeu aussi précis, quelle que soit la vitesse. Les mains de Daniil Trifonov sont grandes et puissantes mais surtout belles. Elles sont capables de se dissocier pour équilibrer à volonté entre les basses et le dessus dans la plus rare des musicalités subtiles. Les nuances sont creusées dans une infinité de niveaux. Jamais les forte terribles ne sont violents ou durs. Pourtant quelle puissance dans les graves, j’ai cru, par exemple, dans la marche funèbre qu’il ouvrait des jeux d’orgue. Comment un piano arrive-t-il à sonner ainsi dans les graves ? Les aigus peuvent être diaphanes, sonner comme des clochettes, fuser et planer haut sans limites perçues. Les accents peuvent avoir une acuité de scanner mais ce sont surtout les phrasés qui sont subtilement jouées jusqu’à leur fond… »
Mais le choc subi est tel qu’il ne m’est pas permis d’occulter les quelques phrases qui suivent !! : « Voici donc le poète attendu parmi les pianistes. Moins pudiquement, nous rajouterons que le cœur et la poésie c’est très rare mais que plus encore Daniil Trifonov joue avec ses tripes. Son attitude initiale au clavier, dos bien droit, les bras parallèles, peut aller vers une sorte de courbure progressive de tout le corps qui s’enroule autours du clavier. Le visage ravagé par l’émotion qui vient du plus profond du corps est bien perceptible dans ces moments de quasi transe. Il y avait bien quelque chose d’un prophète dans son allure. Dans son jeu il y a quelque chose d’illuminé. Je ne voudrais pas laisser penser que le jeune homme se laisse aller et que son jeu pourrait perdre en contrôle. Non, je pense ressentir qu’il accepte l’effet physique du son et la rencontre entre son vécu intérieur et le son produit par son piano. Et ce chant si plein et vibrant fait incontestablement un effet puissant sur le public, effet qui ne passe pas dans les enregistrements même « live » malgré leur perfection formelle. Jamais l’intellect n’est dépassé et Daniil Trifonov garde une maitrise absolue sur tout ce qu’il fait. Le fait de jouer par cœur prouve combien il y a association entre la mémoire intellectuelle prodigieuse et celle du corps formé à la plus haute exigence technique. Beaucoup de ses enregistrements officiels sont des concerts, ce qui prouve bien combien la perfection technique est toujours présente. »
Programme du récital
KAROL SZYMANOVSKI
Sonate pour piano n°3, op. 36
Presto
Adagio
Assai vivace
Fuga
CARL MARIA von WEBER
Sonate pour piano n°1, op. 24
Allegro
Adagio
Menuetto
Rondo
JOHANN BRAHMS
Sonate n°3 en fa mineur, op. 5
Allegro maestoso
Andante espressivo
Scherzo: Allegro energico
Intermezzo: Andante molto
Allegro moderato ma rubato
Daniil Trifonov, au sujet de, comment il vit ses interprétations : « …comme une dévotion, un acte qui appartient au domaine du sacré, de la recherche de la Vérité bien avant de celle du beau. »
Né le 5 mars 1991 à Nijni-Novgorod, à 400 kms de Moscou, l’avenir de Daniil Trifonov relève sans nul doute de celui d’une évidence pour l’arrière-petit-fils de fabricants d’accordéons, dont la grand-mère était chef de chœur. Avec une mère enseignant la théorie musicale et un père, Oleg, compositeur (« d’abord de punk rock quand il était jeune, puis de musique sérieuse aujourd’hui », confiait Trifonov en 2012 à Libération), ne pas devenir musicien était tout simplement inenvisageable. « A 5 ans, je me suis mis à jouer sur le synthétiseur de mon père et à composer. Ayant compris que j’avais l’oreille absolue, il m’a mis au piano », ajoute-t-il. Il sera formé à la célèbre Académie Gnessine, l’école pour enfants prodiges de Moscou. Parti seul aux Etats-Unis, alors qu’il est encore étudiant du prestigieux Sergei Babayan au Cleveland Institute of Music, il va , ni plus, ni moins remporter, en 2010 et 2011 le concours Chopin de Varsovie (troisième prix), le concours Rubinstein de Tel-Aviv (premier prix) et le prestigieux concours Tchaïkovski de Moscou. Palmarès édifiant, solidité mentale hors du commun. Remarquons que Daniil Trifonov a donné son premier concert avec orchestre à…huit ans !!
Nommé « Artiste de l’année 2019 » par le magazine Musical America, le pianiste surprend ses auditeurs et sait assurément les captiver, les emmener dans son propre monde : un monde toujours étonnant, souvent lointain, génial ou déconcertant, qu’il est parfois le premier à défricher. ……
Il vous livrera encore que : « L’époque où le pianiste n’était que …pianiste est révolue. » La composition lui est vitale, presqu’autant que de jouer d’un instrument. Il compose depuis l’âge de cinq ans !et, dit-il, je suis venu au piano uniquement parce que cela m’était utile pour la composition, ce qui a poussé ses parents à l’inscrire à la fameuse école Gnessine.
Quelques mots sur les trois œuvres :
Le récital débute par une sonate d’un compositeur, Szymanovski, que l’on ne retrouve pas souvent dans les programmes, victime d’une forme d’ostracisme bien regrettable. Remercions d’entrée Daniil Trifonov de l’avoir inscrit en faisant le choix de la Sonate reconnue comme la plus belle, incontestablement, des trois composées, et se signalant par la partition, peut-être, la plus élaborée de son écriture pianistique. Densité et concision sont bien en rapport direct avec les qualités “invraisemblables“ de la nouvelle coqueluche du clavier.
Composée dans les années 1916-17, elle est constituée d’un unique et vaste mouvement même si on peut désigner quatre subdivisions internes dites classiques. Dans la production de ses œuvres pour piano, la Sonate n°3 est écrite durant sa période “impressionniste“ qui vient après celle qualifiée de romantique. Elle précède, à partir de 1920, celle dite populaire quand le musicien s’orientera vers la recherche de ses racines musicales nationales, période durant laquelle la complexité d’écriture et de technique y sera grandement réduite par rapport à la précédente.
Pour suivre, ce sera une page brillante d’un jeune compositeur alors âgé de 23 ans, Carl Maria von Weber, immense musicien, mais déjà à 18 ans, chef d’orchestre du Théâtre de Breslau. Doué d’une sérieuse technique pianistique, il fera une tournée de plus de deux ans (1811-13) qui lui fera parcourir toute l’Allemagne d’alors. Il est surtout réputé pour ses trois opéras et en premier, le fameux Freischütz ainsi qu’Euryanthe et Obéron. Il est le véritable créateur du modèle de l’opéra romantique allemand. Ce succès a fait passer un peu au second plan, les autres facettes de son œuvre, au demeurant très vaste. Sa musique pianistique était fort admirée par Chopin, tout comme Liszt. Avec un sens aigu de la coloration rejoignant ses dons pour l’écriture opératique, il écrit une musique brillante, émaillée de difficultés techniques et d’effets de virtuosité, tout cela sur les pianoforte d’époque, capable d’accents expressifs et de mélodies touchantes. On aura tout loisir d’apprécier ainsi dans cette Sonate, ces inflexions quasi vocales que lui inspire son génie d’homme de théâtre. On est bien dans le pittoresque et la couleur, le panache, la fantaisie et même les trucs du virtuose.
On saura que le Rondo de cette sonate n°1 constitue un certain Mouvement perpétuel ou Moto perpetuo, ou Perpetuum mobile, à la gloire étincelante. Weber le rédigea en premier et l’appela “L’infatigable“. Là, toutes les pirouettes d’acrobate sans filet seront un mets de choix pour notre pianiste invité.
Brahms jeune (début de la photo)
Elle occupe toute la deuxième partie du concert, c’est la Sonate n°3 en fa mineur de Johannes Brahms. Sur ses cinq mouvements, elle est d’une durée inhabituelle de quarante minutes environ. Un “morceau“ !! Elle fait partie des premières œuvres pour clavier de Johannes Brahms, toutes imprégnées de la puissance beethovénienne, classique et romantique. Les trois sonates pour piano se caractérisent par leur brillante éloquence ayant un lien direct et vital avec les monuments comme l’Appassionata ou l’Hammerklavier. Qui peut mieux que Robert Schumann nous parler de cette sonate ? « La troisième sonate en fa mineur, op.5 fut achevée en 1853. Elle est pleine d’ardeur juvénile, groupant maints éléments apparemment sans lien et sans frein, mais son astucieuse structure et sa cohésion musicale, tout à fait remarquable chez un compositeur de vingt ans, invariablement, tempèrent le soupçon de démesure romantique. À la question initiale déclamée est donnée une réponse d’une gravité sereine, mais assombrie par une figure en triolet qui prendra plus tard une grande importance, et pas seulement dans le premier mouvement. Les deuxième et troisième thèmes sont en étroite corrélation, et même le développement volcanique, même l’extrême subtilité rythmique et harmonique du contrepoint quand il enlacera plus tard le troisième thème, ne peuvent faire oublier à l’auditeur l’insistance de la thèse. Le texte semble en épisodes , mais si constants sont l’élan et l’énergie qu’il s’en dégage une unité tendue et même une impression de monothématisme.» Le couple Robert et Clara était littéralement sous le charme.
Les Grands Interprètes
Photos : Daniil Trifonov © Dario Acosta / DG