En six livres (dont L’Homme surnuméraire et Tour d’ivoire, publiés aux éditions Rue Fromentin), Patrice Jean s’est tranquillement imposé comme l’écrivain le plus singulier de notre époque. Beaucoup disent que cet observateur critique de la société compose les récits que Philippe Muray n’a pas pu écrire ; d’autres le voient comme le successeur de Michel Houellebecq. C’est ignorer que Patrice Jean a trouvé la voie qui lui est propre. Son nouveau roman, La Poursuite de l’idéal, un livre-somme, le prouve encore.
Le service contentieux de Salons&Cuisines
Nous y suivons l’itinéraire bosselé de Cyrille Bertrand, un jeune homme porté par sa passion pour l’art, la poésie, la littérature. Issu de la classe moyenne, il a pour ami un aristocrate, Ambroise d’Héricourt. C’est celui-ci, en l’invitant à Madère, qui a, sans le savoir, montré à Cyrille ce que pourrait être une vie poétique, luxueuse, où tout ne serait que beauté, délicatesse, raffinement. Seulement les deux amis ne sont pas issus du même milieu ; ils n’ont pas le même entregent, les mêmes relations : tandis qu’Ambroise obtient un stage au Monde, Cyrille devient employé au service contentieux de Salons&Cuisines.
Écartelé entre son idéal esthétique et les contingences alimentaires, Cyrille prend conscience que « le droit d’exister se pay[e] par le renoncement à l’exercice de ce à quoi l’on avait aspiré, au cours de ses études : la poésie, la beauté, la connaissance, la méditation ». Une voie s’ouvre pourtant devant lui. Elle prend les traits d’une jeune catholique, employée de la même société ; Lucie Durieux aussi rêve de pureté, de beauté : elle participe d’ailleurs à un site de jeunes chrétiens traditionnels, L’Épée des Croisades, dirigé par Raphaël Duvernois.
Chantage et délation chez les professeurs de morale
En voyage en Normandie, Lucie, Raphaël et Cyrille tournent un film qui, diffusé sur la chaîne YouTube de L’Épée des Croisades, fera scandale, parce que l’on y voit, sans commentaire, ce qu’est devenue cette région. Un philosophe à la mode, encensé, médiatique et bien-pensant, Pierre Beauséjour, parce qu’il ne supporte pas l’idée que la réalité puisse être, simplement, montrée, se transforme aussitôt en délateur, en maître-chanteur – et l’histoire littéraire récente nous apprend que ce n’est pas de la science-fiction. Ici, Patrice Jean s’en donne à cœur joie : renouant avec la tradition des grands moralistes, il dénonce les hypocrisies sociales et les compromissions politiques.
De la chair à canon à la chair à caddie
Une nouvelle aventure commence : Cyrille devient employé de supermarché. Dans le Carrefour Market où il remplit des rayons, il touche du doigt les « convulsions de la société marchande », et la situation ouvrière à l’heure du mondialisme : la chair à canon est devenue de la chair à caddie. C’est la sœur de son ami Ambroise, Constance, qui le sortira de cette situation, en lui présentant un érudit anticonformiste, Jean Trézenik, attaché au ministère de la Culture, et aussi mal à l’aise dans son époque que Cyrille. Notre anti-héros commencera, sous ses « ordres », très élastiques, une nouvelle vie, qui paraîtra s’approcher de « l’idéal » rêvé. Elle va pourtant bifurquer encore, cette fois-ci vers la société du divertissement, et des séries télévisées.
L’hydre progressiste
Patrice Jean est d’abord un démystificateur : dans sa Poursuite de l’idéal, comme dans ses romans précédents, il retourne tous les gants ; par l’exercice constant de la lucidité ironique, il désamorce tous les clichés. Il peint ainsi l’envers de la société contemporaine : l’engluement dans le salariat, la fascisation des opinions, les compromissions par l’argent, les loisirs de propagande, les aberrations artistiques, mais aussi les impasses amicales et les désillusions amoureuses. Surtout, il tranche, d’un seul geste, tous les cous de l’hydre progressiste, cet « optimisme à tête de mort », qui empêche une âme bien née de rester fidèle à son idéal, à ses grandes espérances.
Raphaëlle Dos Santos
Patrice Jean, La Poursuite de l’idéal, Gallimard (2021)
Extraits
« Si ça se trouve, dans cent ans, tout le monde reconnaîtra que Beyoncé était le génie de son époque.
― C’est difficilement concevable.
― Et pourquoi non ?
― Parce qu’une société qui placerait au plus haut, un siècle plus tard, Beyoncé ou NTM serait une société si déstructurée qu’elle en aurait perdu tout intérêt pour le passé, préférant, et de beaucoup, ses propres conneries à celles des autres siècles, et donc ce serait une société indifférente à Beyoncé. La mémoire d’une société inculte ne va pas au-delà de deux ou trois générations en arrière… D’ailleurs, la nôtre prend ce chemin amnésique… »
(La Poursuite de l’idéal, p. 130)
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« La vie de Cyrille avait pris un tour nouveau, il ne subissait plus seulement les servitudes du travail et de la décomposition sociale, il luttait contre les forces qui souhaitaient l’anéantir ; c’était une guerre spirituelle contre un ennemi identifié : la réduction du monde à un “sordide camp de vacances universel” (la formule était de Raphaël). La cible était le progressisme, qu’il soit de droite ou de gauche, car ce que les têtes de mort appelaient le progrès ressemblait à s’y méprendre à une décrépitude hygiénique et sympa de tout et de tous. »
(La Poursuite de l’idéal, p. 139)
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« Cyrille, malgré son contentement, rechignait à plaisanter grassement avec son ami, sentant confusément que la gaudriole n’était qu’une façon de le rabaisser, lui, Cyrille, comme s’il ne devait son embauche qu’à sa “bonne petite gueule” et à son teint frais ; et aussi parce qu’il soupçonnait Ambroise de s’esclaffer par dépit, le dépit d’être passé après lui, de n’avoir pas su retenir l’attention de la conseillère. “Comment ça, ce p’tit prolo que j’accompagne gentiment au ministère de la Culture, parce que ma sœur lui a trouvé un emploi, ce p’tit prolo qui tremblait comme une feuille en attendant le rendez-vous, eh bien ce péquenot aurait plus d’intérêt que moi, journaliste au Monde, en pleine ascension ?” »
(La Poursuite de l’idéal, p. 260)
Liens
Gallimard – La Poursuite de l’idéal
Fnac – L’Homme surnuméraire / Patrice Jean
Fnac – Tour d’ivoire / Patrice Jean
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