Au cours de la dernière édition du Festival Extrême Cinéma, les fanzines étaient à l’honneur, avec une exposition et une table ronde. Et dans le hall de la Cinémathèque de Toulouse, en plus des dupliquas de fanzines consultables, les curieux pouvaient ramener chez eux l’EXTREME FANZINE, numéro unique d’Extrême Cinéma conçu spécialement pour l’occasion, mais aussi le numéro 1 d’ABORDAGES, fanzine fait à l’ancienne, à la main avec colle, papier et ciseaux, consacré au film Halloween, de John Carpenter. Avec ce premier opus, le deuxième consacré à Manhattan de Woody Allen et le troisième autour de Ténèbres de Dario Argento sont commandables auprès de son créateur Jocelyn Manchec (voir fin d’article) et sont aussi consultables à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse. ABORDAGES, le Cinéma Scandaleusement Pris par la Quille, est une excroissance d’un blog et d’une page Facebook du même nom. Il était grand temps de donner la parole à ce fanéditeur, dont la générosité et l’énergie sont palpables dès que le fanzine est en main.
Peux-tu te présenter ?
Jocelyn Manchec, plus jeune que Johnny s’il était vivant, mais né le même jour. Enfant de la VHS, magnétoscope familial au premier tiers des années 80, mange massivement du film dès mes 13 ans. Cinq cassettes tous les week-ends, choisies consciencieusement dans les vidéo-clubs drouais : l’élection des titres pouvait prendre une heure et demie à elle seule – le temps d’un film ! Correspondant de presse locale à 20 ans, projectionniste à 24, « exploitant » dans le 94 en 98, conférencier cinéma à partir de la moitié des années 2000. Blogueur cinoche depuis une quinzaine d’années, contributeur à feu-Kinok, pigiste très occasionnel à SoFilm, La Septième Obsession, ZOOM ARRIÈRE. Ce dernier est un peu frangin d’ABORDAGES, faux jumeau né de la même soif que partagent Edouard Sivière et mes deux Vincent, Roussel et Jourdan.
Comment est née l’idée de passer/créer un fanzine ?
J’avais fait un fanzine iconoclaste, sous l’improbable patronage croisé de Pif Gadget et de Hara-Kiri, à la fin de mon lycée : Le Stéthoscope. Avec des mecs comme Benoît Forgeard, qui n’était pas encore réalisateur [1], ou Sébastien Gimenez, dont on finira aussi par entendre parler, nous avions un groupe de musique aussi : Les Lendemains qui Chantent.
Des années en arrière, enfant, je faisais même le tour du quartier pour frapper à la porte des voisins retraités en leur expliquant que j’allais faire « un journal pour eux », et que je voulais savoir ce qu’ils aimeraient trouver dedans. Ils m’avaient tous gentiment souri mais m’avaient demandé d’aller jouer plus loin.
Je pense avoir toujours eu ce truc dans les gènes. Mes parents étaient correspondants de presse locale, dans l’Eure et l’Eure-et-Loir. Je n’avais aucune « culture fanzine » au sens propre et hardcore du terme, et même encore aujourd’hui. Je le regrette et je me rattrape, mais j’ai toujours eu envie de mener à bien mes propres publications.
Après mes blogs SEURTINE, EIGHTDAYZAWEEK et enfin ABORDAGES, le numérique s’est avéré tellement vain et frustrant que le passage/retour au papier s’imposait, même si plus coûteux et que la diffusion est méchamment aléatoire.
Lors de la table ronde consacrée au fanzine à La Cinémathèque de Toulouse, sa définition a été donnée par Christophe Bier (modérateur/intervenant/journaliste), Laurent Hellebé (fanéditeur de Crash!), Didier Lefèvre (fanéditeur de Médusa), et Thomas Begeault (fanéditeur de fanzines musique) ) à 4’10. Quelque chose à rajouter ?
Globalement, les définitions données au fanzinat sont assez justes. Je préciserai juste un point de vue supplémentaire : à mon sens, un fanzine est une production éditoriale et esthétique conçue par des amateurs pour défendre des œuvres, des champs artistiques, des genres, et, plus que tout !, des points de vue avec, une « complétude » ou sous un angle que la presse ou l’édition « officielle » n’a pas assuré. La motivation est celle, au-delà d’un certain égocentrisme à mon avis indispensable à l’énergie de la publication, de combler un manque, de proposer autre chose qui n’existe pas. D’offrir, le cas échéant, d’autres voies/voix. C’est la réponse à la sempiternelle question : produire ce qui n’existe pas et que je voudrais trouver.
Quand je dis esthétique je ne veux pas dire « joli » mais « qui aurait une forme en adéquation avec le propos, l’intention, qui participe formellement avec la croisade éditoriale ». La mise en page est à mon sens un article en soi, une expression supplémentaire parmi les pages, au-dessus des pages. Lorsque Les Cahiers du Cinéma soulignent en janvier la dimension « chamanique » de la maquette, d’ABORDAGES c’est exactement ça que je recherche : l’énergie ! Les articles publiés sont orientés de la sorte : transmettre une énergie, pas de l’info, ni du savoir, ni de la science.
Parlons financement des fanzines et du tien…
Mon cas personnel est particulier : pour l’heure ABORDAGES tient à sa gratuité. Impossible de rentabiliser le tirage et les frais postaux puisque le fanzine de 24 pages A4 est gratuit ! J’ai vu que le crowdfunding était conspué par les intervenants de cette table ronde, autant que les subventions. Mais pour moi, avec mon RSA en poche, il m’était impossible de payer à tout le monde un second numéro de ABORDAGES, après le premier intégralement de ma poche. J’ai donc fait appel à une cagnotte en ligne pour pouvoir assurer les trois prochains tirages… qui ne seront qu’à 200 exemplaires !
Les subventions ou les cadeaux d’éditeurs me semblaient effectivement encore inconcevables, pas par militantisme pur mais pour l’image que cela renvoie ou les sous-entendus que ça engendrerait. Je ne vois pas les gens qui ont participé à cette cagnotte comme des actionnaires, ni même des abonnés, – même si je leur enverrai à tous les exemplaires gratuitement -, mais comme des contributeurs : des gens qui croient au projet, à sa validité, à son utilité et qui le soutiennent, qui trouvent important qu’il existe. Ils n’écrivent pas dans le journal mais c’est presque comme si, parce qu’en nous finançant, ils nous laissent supposer être des nôtres. C’est peut-être naïf mais cette énergie-là compte aussi.
Comment le film abordé est-il choisi ? Comment les rédacteurs participent-ils ?
Despotiquement. Je suis seul maître à bord, par la force géographique des choses mais pas que. Je n’ai jamais rencontré la plupart des rédacteurs que je connais pourtant numériquement depuis des années : nous sommes aux antipodes kilométriques. Je décide du film parfois sans discussion, selon des contraintes quasi « oulipiennes » que je ne révélerai pas, parfois après un petit échange de principe mais j’ai souvent déjà mon idée. Et on s’y tient ! Ensuite chacun fait ce qu’il veut sans savoir ce que bricolent les autres, pour peu qu’on se tienne à peu près à la ligne éditoriale d’ABORDAGES : le feu, la foi, l’urgence et le talent autant que l’érudition, la pédagogie, l’analyse. Les redites sont donc permises ! Je veux que chaque plume ou crayon soit instantanément une signature : en ouvrant ABORDAGES, on ne vient pas simplement lire sur un film, on vient lire ce que Ismaël Deslices, Lucas Loubaresse, Eric Aussudre et les autres ont à dire sur ce film.
Je vais cependant devoir un peu redurcir cette ligne éditoriale à l’avenir, car on a toujours tôt fait de ronronner, de s’arrondir. Refaire confiance au premier jet, fuir l’universitaire ou l’exhaustif, n’écrire que ce qui brûle les doigts – le reste ne m’intéresse pas. Il me faut la radicaliser afin de tendre vers ce que je voudrais faire, sans toujours y parvenir, et plastiquement et philosophiquement : être farouchement punk mais profondément cinéphile, être tout à fait bordélique mais absolument limpide.
Comment la mise en page s’effectue-t-elle ?
Là encore la dictature règne : je fais tout, dans mon coin du Comminges (31). Je pars de textes nus, parfois avec des illustrations suggérées. Mais j’ai le final cut : le nombre de pages, la position, la forme. Mes rédacteurs me font une confiance aveugle, mais est-ce que ça durera ? Je ne suis pourtant pas graphiste, j’apprends en cherchant, en essayant, en copiant beaucoup. Je voudrais d’ailleurs rendre ici hommage au fanzine ROTTEN EGGS SMELLS TERRIBLE, remarquable production actuelle qui m’inspire beaucoup. Lui et sa galaxie, aussi enthousiasmantes… qu’inhibantes ! Je m’intéresse beaucoup au design punk et post-punk. Jamie Reid, Peter Saville, Linda Sterling, Jon Savage. I’m Johnny and I don’t give a fuck du canadien Andy est aussi un moteur philosophique et plastique.
Combien de temps est-il nécessaire entre le choix du sujet et avoir le fanzine entre les mains ?
Le numéro 1, HALLOWEEN, m’a pris un an, pour diverses raisons parmi lesquelles la trouille n’était pas la moindre. Sorti en octobre 2018, remis à John Carpenter himself lors de son concert à La Sirène à La Rochelle, il ne devait pas spécialement avoir de lendemain : j’étais assez dépité du peu d’impact audible à mes oreilles perdues dans les Pyrénées qu’avait eu le numéro. Mais l’article élogieux de Vincent Malausa dans Les Cahiers du Cinéma en janvier 2019 nous a piqué à l’égo bien sûr.
Un numéro 2 a été donc initié, prévu pour mai-juin, nous laissant 4-5 mois mais la venue de Dario Argento au 47ème Festival de La Rochelle a bouleversé la donne : nous sommes parvenus à être invités à l’événement, à être même partenaires de l’hommage au Maestro, et il nous fallait donc vite pondre un numéro adéquat. Mais j’ai décidé de ne pas reporter le #2 pour autant, consacré à MANHATTAN de Woody Allen parce que, justement, il annonçait qu’on ne s’enfermerait pas dans le cinéma de genre ou les niches trop pointues comme la plupart ! On alternera sans doute à l’avenir, et, surtout, ce numéro m’excitait vraiment : Woody Allen dans un fanzine punk, ça me semblait assez savoureux comme hiatus. On l’a donc maintenu et réalisé en deux mois.
Puis à nouveau deux mois pour TENEBRES, le numéro 3, qui sera disponible au Festival de La Rochelle le 31 juin à 16h15 à la rencontre avec Dario Argento, puis le 2 juillet à la séance de Ténèbres, forcément. Puis partout, ensuite. Auprès des rédacteurs ou sur demande sur la page facebook du fanzine en message privé, puis envoi d’une enveloppe timbrée 100g, libellée à sa propre adresse.
Les prochains numéros ?
Un numéro 4 en fin d’année. BUFFET FROID, de Blier. Avec une maquette sans doute plus DIY, retour au papier-ciseau-colle que j’avais un peu abandonnés pour des raisons de délais et d’impression. Ensuite on verra. Il nous faudra trouver des finances. Je ne sais pas non plus si je conserverai ce format, cette pagination (24 pages A4), j’aimerais essayer des trucs mais sans perdre l’unité globale. Ou peut-être faire des trucs annexes, à plus petite échelle, à plus petite équipe. À voir. Mais je continuerai.
Y a-t-il des choses qui te contrarient dans la réalisation d’un numéro ?
Mes limites techniques sans doute. La course après les médias officiels pour qu’ils nous éclairent un peu, aussi. Tellement frustrant…je suis vaniteux, oui. Plus sérieusement, le manque de choses graphiques peut-être. J’ai de belles plumes mais pas assez de crayons… Mais les seuls que j’ai sont de première bourre : le calligrammesque Nicolas Tellop [2] et la pointilliste Lucienne Estere-Denuit : elle devrait remporter un franc succès avec sa formidable page dans le numéro 3 TENEBRES !
De quoi es-tu le plus fier ?
Des contributions de mon équipe quand c’est du tout meilleur tonneau. Des feuilles qui transpirent l’énergie avant même que je les pagine, où on sent le feu, la matière, les doigts dedans, le « chamanisme » comme a dit Vincent Malausa dans son papier. Et que les gens les reçoivent aussi !
Fanzines ABORDAGES : demande auprès des rédacteurs ou sur demande sur la page facebook du fanzine en message privé, puis envoi d’une enveloppe timbrée 100g, libellée à sa propre adresse. Consultable gratuitement à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse.
Lire aussi la chronique par Carine Trenteun sur l’exposition des fanz!nes de mars 2019, dans le hall de la Cinémathèque de Toulouse, à l’occasion de la 20e édition du Festival Extrême Cinéma.
Lire aussi la chronique par Carine Trenteun sur la collection de fanzines à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse.
[1] YVES, le nouveau film de Benoît Forgeard, était à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, sortie le 26 juin en salles, à L’American Cosmograph en centre-ville de Toulouse, et Véo Muret.
[2] Le calligrammesque Nicolas Tellop est aussi rédacteur-en-chef du premier numéro hors-série de La Septième Obsession consacrée à Dario Argento, consultable gratuitement à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse, et à l’achat dans les bureaux de presse, Ombres & Lumières, 33 rue Gambetta 31000 Toulouse.
Pour tout savoir sur les fanzines de cinéma, ou retrouver d’anciens titres, consultez le site internet du fanzinophile qui fournit un index des titres avec un petit descriptif du contenu, et des scans de couvertures.