Peu après son ouverture à l’été 2016, Le Rocher de la Vierge est devenu l’un des restaurants les plus en vue de la ville rose. A sa tête, Mickaël Lecumberry, mélomane et musicien, né en 1967 à Biarritz un jour où la houle était déchainée. Rencontre avec cet autodidacte intégral, basque bondissant dont la cuisine rapicolante affiche volontiers sa veine bistrotière, sa spontanéité et son absence totale de complexes.
Par Nicolas Coulaud
Votre parcours est atypique. Avant de devenir cuisinier, vous avez mené une carrière de musicien et de chanteur, couronnée au début des années 2000 par l’album studio Basse Fidélité. Comment passe-t-on ainsi de la scène aux fourneaux ?
La musique et la cuisine ont toujours été essentielles pour moi. Elles ont d’ailleurs cheminé en parallèle, constamment. Quand j’étais enfant, la musique était omniprésente à la maison. Il était rare que nous n’en écoutions pas. Mon père achetait toutes les revues possibles et imaginables. J’ai baigné dans les notes, les accords, et dans un univers très large, très éclectique. Nous écoutions Coltrane, Gainsbourg, Bobby Lapointe. Nous écoutions de tout. C’est pour cela que j’ai du mal avec les gens qui n’écoutent qu’un seul genre de musique. Je ressens cela comme un manque d’ouverture. En cuisine c’est pareil. Je n’ai pas envie de manger le même plat tous les jours. Quant au passage de la scène aux fourneaux, il s’est fait de manière progressive, naturelle, au fil aussi de ce qui s’est présenté sur mon chemin, au gré de la vie.
Biarrot de naissance, vous arrivez très jeune à Toulouse où vous passez votre enfance et votre adolescence. A l’âge de 13 ans, alors que vous êtes collégien à Fermat, vous créez votre premier groupe…
Oui, c’était en 1980. Avec deux amis très proches, David Sztulman et Brice Fleutiaux, nous avions monté un groupe qui s’appelait Anar-Shoot. David était à la basse, Brice à la batterie et moi à la guitare et au chant. J’ai des souvenirs incroyables de cette époque. Il y avait beaucoup de groupes, beaucoup de bars, à un moment où Toulouse brillait aussi par une scène très Top 50, avec Gold et Jean-Pierre Mader notamment. Nous passions nos soirées et nos nuits au Métropole, rue de l’Industrie, à L’Abreuvoir, rue Vélane, et bien sûr au Bikini. Il y avait un groupe que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Les Fils de Joie. Je me souviens notamment de leur chanson Adieu Paris. J’ai vécu toute cette décennie 80 à Toulouse. Au début des années 90 j’ai entamé des études en sciences-éco puis je suis parti travailler à Paris, à Nice, et enfin à Bordeaux. J’ai fini par créer une entreprise de matériel médical, comme mes parents. En parallèle, je me consacrais énormément à la musique, dans une veine pop-rock. Je descendais tous les week-ends à Toulouse pour jouer avec mon groupe, Twinkle, en compagnie de Paul Monnier, Geneviève Picard, Stéphane Gallet et Renaud Gindre. Vers 1995, on a vraiment commencé à bien tourner, à faire de nombreuses premières parties au Bikini. Un jour je me suis dit : « On n’a qu’une vie. C’est maintenant. » A ce moment-là, je savais que j’allais basculer dans la musique. Alors j’ai commencé à composer des morceaux en solo. Une amie, Katie Nat, a fait un jour écouter une de mes cassettes à Jean-Pierre Mader. Le lendemain, Jean-Pierre Mader m’a appellé pour me dire qu’il s’était permis de faire écouter mes morceaux à Didier Varrod, qui travaillait alors chez Sony. Dans la foulée Didier Varrod m’a appelé à son tour et m’a dit : « Il y a un billet d’avion qui t’attend à Blagnac au comptoir d’Air Inter, on se voit demain matin dans mon bureau. » Le lendemain, je signais un contrat. Et puis très vite, Internet et le MP3 bouleversent l’industrie musicale, beaucoup de gens ont été licenciés, dont Didier Varrod. J’ai alors monté ma propre boîte de production et au début des années 2000 j’ai sorti mon album Basse Fidélité. Cette vie d’artiste, extraordinaire par de nombreux aspects, s’est poursuivie quelques années puis, en abordant la quarantaine j’ai senti que j’arrivais au bout d’un cycle, que j’avais besoin de faire autre chose.
Est-ce à ce moment-là que vous décidez de faire de la cuisine votre métier ?
Oui, même si la cuisine a toujours était présente dans ma vie. J’ai commencé à cuisiner dès l’enfance, puis plus tard je n’ai jamais cessé de faire à manger pour les amis, les copains. Je cuisinais tout le temps. C’était vraiment un plaisir. Cuisiner, recevoir. Quand j’ai voulu en faire mon métier, je me suis inscrit pour obtenir une VAE (Validation des Acquis de l’Expérience/ NDLR). Pour cela il était nécessaire de faire trois ans d’apprentissage dans un restaurant. Je suis allé voir un ami, Marc Pépitone, le patron de L’Esquile, rue du Taur, que j’avais connu dans les années 80 à l’époque du Fluo et du Boulevard du Rock. Au départ, je devais cuisiner le vendredi midi, où je faisais d’ailleurs un repas basque, avec de l’axoa (émincé d’épaule de veau aux piments doux/ NDLR) et du marmitako (ragoût de thon/ NDLR). On a eu de plus en plus de monde, et Marc m’a proposé un contrat à la semaine. On a démarré ainsi. J’étais tout seul en cuisine, quasiment sans matériel, avec carte blanche pour les menus. A ce moment-là, j’habitais rue Denfert-Rochereau, donc pour venir travailler le matin je passais par les halles Victor Hugo. C’était sur mon chemin. Je partais à 8 heures, je faisais le marché, et j’arrivais à L’Esquile avec mes emplettes pour le service du midi. Je tablais sur un service de 40 couverts à peu près et quand il n’y avait plus à manger c’était réglé. Je faisais une cuisine de marché en sens strict du mot. Je n’avais même pas de réfrigérateur puisque ça ne servait à rien. A L’Esquile, au départ, je devais rester trois ans, et cela s’est tellement bien passé que l’aventure a duré six ans. Puis un jour j’ai eu envie d’avoir mon petit comptoir, un endroit où l’on mange bien. Je voulais aussi avoir à mes côtés un sommelier pour mettre en avant les vins. Il y avait ce vieux bar de la rue Merly, dans un style PMU inimitable, et c’est comme ça que Le Rocher de la Vierge a vu le jour. Puis l’été dernier, nous avons déménagé pour prendre nos quartiers place Damloup.
Le Rocher de la Vierge, par son nom, fait référence à ce récif emblématique du littoral biarrot. Cet hommage à vos origines basques se prolonge aussi dans votre cuisine où ces racines biscayennes s’illustrent aussi bien à travers des plats phares que par des touches plus diffuses. Tout ceci est-il un héritage que vous cherchez à cultiver ou bien un legs qui s’exprime naturellement dès que vous passez en cuisine ?
Ce sont sans doute les deux à la fois, mais il est évident que le patrimoine culinaire basque est si profondément ancré en moi qu’il constitue une identité, même inconsciente. Je suis né d’une mère biarrote et d’un père bayonnais, dans une famille où ma grand-mère maternelle était constamment en cuisine. Elle-même avait grandi avec ses six frères et sœurs et toute sa vie elle a cuisiné pour toute la famille. Avec ma sœur, quand nous poussions la porte de sa maison, il y avait toujours une odeur de cuisine, un parfum qui tout de suite vous saisissait. Je me souviens notamment de la langue de bœuf qu’elle préparait. C’était son plat fétiche. Quant au Pays Basque, français comme espagnol, je crois que je ne m’en lasserai jamais. J’aime arriver à San Sebastian, pousser jusqu’à Zarautz et Getaria, aller jusqu’à Bilbao, arriver à n’importe quelle heure et pouvoir manger. Juste un peu de pan con tomate et quelques anchois. Un verre de Txakoli (une sorte de « muscadet basque »/ NDLR). Pour moi ça vaut tout le reste.
La cuisine semble avoir chez vous une dimension très intuitive…
C’est fort possible. Je reprends l’exemple de la langue de veau de ma grand-mère. Il s’agissait évidemment d’une cuisson longue, avec une sauce où se mêlait la chair de vraies tomates, évidemment beaucoup de piment d’Espelette, et au dernier moment, tchak, elle envoyait une poignée d’olives vertes. Il y avait toujours ce dernier geste, comme un paraphe. Dans les chipirons en cassolette par exemple, c’était un petit verre d’Armagnac, qui rehaussait l’ensemble. Je suis très sensible à cette notion de touche finale, éphémère, que je retrouve par exemple chez un de mes confrères, Hamid Miss, de La Pente Douce. Un jour, au moment d’apporter sur la table un pot-au-feu, il a juste haché un peu de gingembre et le plat en était comme transformé.
A L’Esquile vous proposiez déjà une cuisine mettant à l’honneur les abats. Au Rocher de la Vierge, la fraise de veau sauce poulette a rapidement suscité l’engouement des amateurs. Il y aussi le pied de cochon, surmonté chez vous d’une petite vinaigrette qui tient beaucoup de la salsa verde ibérique. Vous êtes enfin un des rares à Toulouse, sinon le seul, qui propose de temps à autre une spécialité lyonnaise, le « tablier de sapeur ». Même si votre carte est très variée, avez-vous un tropisme tripier ?
J’ai toujours beaucoup aimé les abats. La variété des textures que l’on y retrouve est fabuleuse. Quand je vivais à Bordeaux au début des années 90, j’habitais à cent mètres du marché des Capucins. Outre les huîtres que l’on mangeait sans discontinuer du jeudi au dimanche, on y mangeait aussi des tricandilles, l’intestin grêle du cochon, en persillade, ou tout simplement grillées. Délicieux. A l’époque pas si lointaine où il y avait cinq ou six tripiers au marché Victor Hugo, je me régalais d’aller chez eux. Je faisais du lèche-vitrine sur leurs étals comme d’autres le font devant les magasins de prêt-à-porter. Les abats rouges, les abats blancs, il y a tant de choses à faire. Des oreilles à la queue en passant par le museau, le foie, les rognons, les ris, les tripes évidemment… Au début quand j’ai servi de la cervelle d’agneau, j’entendais dire que j’allais avoir du mal à les vendre. En réalité, ça part comme qui rigole. Les abats, il faut savoir les faire aimer. Quand mes filles étaient toutes petites je leur faisais des petites langues d’agneau panées. Elles en raffolaient. Et puis il ne faut pas oublier que les produits tripiers sont pour la plupart encore bon marché.
Bien que l’on ne vienne pas au restaurant pour écouter des disques, les mélomanes attentifs ont tous remarqué que la bande son du Rocher de la Vierge est toujours savamment choisie…
Oui il y a toujours de la musique, mais de façon très discrète pendant le service. Avant et après, en revanche, on remonte le son. Encore une fois, la musique et la cuisine sont omniprésentes. Plus tard, je pourrai me dire que j’ai fait les deux choses que j’aime le plus au monde. J’aurai vécu avec les deux et j’aurai vécu des deux. Je ne pourrai pas avoir de regrets.
Le Rocher de la Vierge
4 Place de Damloup • Toulouse
Téléphone : 05 34 30 80 38