Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Depuis plusieurs mois, une nouvelle espèce a envahi les rues de Toulouse. On reconnaît ses membres à la couleur verte de la partie supérieure de leur corps et à la coquille qu’ils portent sur leur dos. Ils sortent dans la journée, mais on les repère surtout le soir, devant des restaurants ou bien glissant à vive allure dans les rues et artères de la ville. Ils amènent de la nourriture à des congénères restés à l’abri et au chaud.
L’autre matin, à la terrasse d’un café, les quatre personnes dans mon champ de vision sont toutes penchées sur leur ordiphones. Deux sont assises, deux sont debout, à l’arrêt. Etrange sensation d’être entouré de robots ou d’hommes-machines. Je dois être l’une des dernières personnes à m’étonner encore de ce spectacle banal, comme l’est devenu celui de gens semblant parler à eux-mêmes dans les rues (l’une des façons naguère de repérer des esprits « dérangés » ou pour le moins originaux) alors qu’ils s’adressent à un interlocuteur grâce à leur kit mains libres.
Il existe une fracture générationnelle (oserai-je dire civilisationnelle ou « anthropologique » quitte à employer de grands mots ?) entre ceux qui ont connu le monde d’avant les téléphones portatifs et ceux qui sont nés avec. Ces engins se sont répandus massivement à la fin des années 1990, mais je me souviens de leurs « ancêtres ». Ainsi, en 1993-1994, les premiers prototypes – une sorte de gros talkie-walkie relié à une valise – firent leur apparition. Évidemment, les usagers étaient très rares. À Toulouse, l’un d’eux aimait exposer son installation à la terrasse du Bibent ou du Florida. Cela posait un homme. À la même époque existaient les services de radiomessagerie (Tatoo, Tam Tam…) dont le petit récepteur de poche pouvait recevoir des messages composés de un à quinze chiffres avant de permettre de déposer de brefs messages vocaux sur le répondeur du correspondant ou d’envoyer des messages composés de lettres et de chiffres. Il y eût encore les réseaux limités à une ville ou une agglomération, via un système de bornes, comme le Bi-Bop expérimenté dès le début des années 90.
À la fin de 1996, fut lancé le Olla toulousain dont la zone de couverture s’étendait, si mes souvenirs sont justes, à un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de la ville. L’expérience prit fin en avril 1999 à cause de la concurrence des réseaux nationaux ayant rendu le Olla obsolète. Les appareils alors étaient souvent lourds (environ 500 grammes) et imposants avant que la miniaturisation ne s’installe. Pas facile en ce temps-là de ranger son téléphone dans la poche du pantalon ou de la veste. Il était plus pratique de l’accrocher à sa ceinture, un peu comme une arme de poing. C’était même chic, tendance. La possession d’un tel engin était un marqueur social, un signe incontestable de modernité et témoignait du privilège d’appartenir à une avant-garde. Privilège éphémère vite emporté par la démocratisation de l’objet.
C’était il y a moins de vingt ans et la consultation de Wikipedia sur l’histoire de la téléphonie mobile me confirme qu’il s’est bien produit une rupture anthropologique et que ces engins ont créé un individu totalement nouveau. On me permettra de reproduire, au soutien de ma thèse, un passage de l’encyclopédie en ligne : « En 2016, 77 % des français ont un smartphone, 58 % l’utilisent parfois au volant, 41 % le consultent au milieu de la nuit et 7 % répondent même alors à leurs messages, 84 % l’utilisent en regardant la télévision, 66 % l’utilisent tout en traversant la rue, et 81 % reconnaissent l’utiliser à table en famille ou avec des amis. En 2015, un français moyen passait déjà plus de temps sur son smartphone que devant la télévision et Flurry Analytics a montré une nette augmentation de l’addiction au mobile (le nombre de personnes utilisant leur mobile plus de 60 fois par jour a augmenté de 59 % en un an (de 2014 à 2015) et au niveau mondial le nombre des accros au mobile serait passé de 176 millions en 2014 à 280 millions en 2015. »
Je rêve parfois d’une panne du « grand réseau ». Plus de téléphones portatifs, de réseaux sociaux, de connexion Internet. Oh, pas longue la panne… Deux, trois jours, juste pour voir. Serait-ce la grande panique ? Y aurait-il des manifestations de colère ? J’imagine les slogans. « Rendez-nous nos réseaux ! », « Facebook avec nous ! », « X (à l’heure où nous écrivons ces lignes, on ne peut savoir avec certitude le nom du futur président de la République) t’es foutu, les touittos sont dans la rue ! ». Les gens se rueraient-ils vers les pharmacies pour se fournir en anxiolytiques ? Dans les librairies ou les bibliothèques pour occuper ces heures subitement vides de toute activité électronique ? Ce serait un bon début de film de science-fiction…
L’autre jour, en répondant à des commentaires de lecteurs sur le blog de culture 31, j’ai dû me soumettre au traditionnel test régissant la vie virtuelle et consistant à répondre à une opération arithmétique ou à reproduire une suite de lettres et de chiffres. « Afin que nous sachions que vous êtes un humain », me prévenait-on. J’adore cette phrase. Elle ferait un excellent titre de roman d’anticipation si elle n’était déjà de notre belle époque.