Bernard Lavilliers « Pouvoirs » – Concert à la Halle aux Grains, mardi 27 septembre 2016
Certains, en l’écoutant, en le voyant, trouvent Lavilliers amusant, sinon risible. Une grandiloquence drapée de noir héritée de Ferré mais avec une voix de velours qui renverse sur les canapés et un physique de gangster de périph’ devenu sage tropical et chavezien. Les prises de position d’un hercule de foire fidèle à la gauche communiste de son enfance, désormais tourné vers Mélenchon, ce sénateur. Les paroles empruntées à d’autres (Nicolas Bouvier dans L’Usage du Monde : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait »). Les tribulations peut-être imaginaires en Amazonie (conducteur de camion au milieu d’un safari d’Indiens – on dirait qu’il a piqué ça à un aventurier désabusé mais poète du nom de Maqroll le Gabier dans un roman d’Alvaro Mutis), en forteresse (déserteur), à Bures-sur-Yvette (dans un chalet en rondins parmi les Russes blancs) ou à Marseille (gérant de deux boîtes de nuit interlopes, roulant en Jaguar et, hilare, agitant autour de lui des liasses de billets de cinq cents francs)… Ce n’est plus une vie, c’est un roman. Des paragraphes entiers le montrent fragile comme de la porcelaine et dépendant des femmes.
Le palais des sports de Toulouse, un soir des années 90, a vu le boxeur basculer dans la fosse et finir aux urgences. Grosse émotion dans la famille Baudis où il a été accueilli à bras ouverts par le truchement d’une nièce-panthère. Une autre nuit, il n’y a pas si longtemps, place Wilson, le fauve reçoit l’outrage d’une petite frappe, un vendeur de shit ou un autre genre de noctambule douteux, qui le pique à pointe de son canif. On ne respecte plus rien, c’est fou. Dans les eighties, je fréquentais une salle de musculation au bord du canal et j’ai croisé deux ou trois fois la bête ; il soulevait de la fonte en survêt noir quand j’essayais d’aller au bout de mes abdos. Il y avait aussi Mario (le chanteur des Démons de Minuit) qui réclamait à sa copine, en criant à travers les vestiaires, un savon ou un gel douche.
On ne peut retirer à Bernard Lavilliers que le monde des « urubus », des vautours de la finance et du grand patronat, « éboueurs du désert qui s’engraissent sur la misère », des politiciens inefficaces ou corrompus et des pouvoirs étonnamment variés qui nous font suer, ce monde est toujours d’actualité et peut même constituer un fonds de commerce. Quant aux rues de notre ville, elles ne sont pas toujours très sûres après le coucher du soleil, ce qui doit lui rappeler le Brésil, en moins dangereux, mais va bientôt pousser, je le crains, un certain nombre de nos concitoyens parmi les moins frileux à monter des commandos de Charles Bronson et de Dupont Lajoie pour remettre de l’ordre dans ce foutoir de petits dealers et de vrais-faux religieux radicaux qui nous soulent à mort. Combien sont-ils à nous tripoter le scrotum? Vertige du néant et Roger Gicquel.
« La peur a une odeur de carnaval cru »
L’album studio « Pouvoirs » est sorti en 1979, entre 15e Round et le best-seller Ô Gringo. Il n’a apparemment recueilli à l’époque qu’indifférence, agacement ou sarcasmes, et il a été oublié jusqu’en 1990 où l’artiste en a publié un remix à la pointe de la technologie, réalisé par ses soins, sous une pochette sans intérêt qui effaçait le loubard à la tignasse épaisse et au regard d’animal fou en collant à son image du moment, quadragénaire présentable.
Pourtant, c’est un fier album, parmi les meilleurs et les plus virulents de Lavilliers, musicalement accompli, et il a décidé d’en donner cette automne une version live intégrale lors de concerts dans de belles salles (avec un lancement au dernières Francofolies), comme par exemple Springsteen qui est parti en tournée avec The River. En septembre sort une nouvelle édition sous pochette digisleeve selon l’originale, avec en bonus trois reprises de titres du disque par Jeanne Cherhal, Feu! Chatterton et Fishbach. Sur scène, Lavilliers ajoute des morceaux de bravoure intenses (« Les mains d’or » « Big Brother » « L’exilé » « La grande marée ») qui disent la même chose, à savoir que ce monde est livré à des puissances délétères ou maléfiques, à des charognards en costume ou soutane, aux barons des médias menteurs, et posent la même question : que peut l’art (surtout pratiqué par un gars bien à l’aise dans son compte en banque et avec des publics conquis d’avance) face aux mains de fer et à la soumission si confortable parfois? Sait-il, Nanard, que j’habite sur une petite place dans un village à la campagne et que, tout l’été, à l’heure où les pipistrelles chassent l’insecte, des gangs décérébrés de Pokémon Goers adultes ont sillonné trois rues, de l’église à la mairie en passant sous la statue de Jésus, à la recherche des créatures virtuelles et colorées, puériles, de l’industrie du divertissement? On ne peut même plus reprocher aux gens de dormir, ils en sont empêchés par l’écran de leur smartphone.
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The Voice
Les vinyles, comme toute chose, ont deux faces, ce qui a longtemps formé pour la pop des oeuvres structurées et compréhensibles (40 minutes maximum) alors qu’un CD semble un fleuve boueux, souvent beaucoup trop long, une dose difficile à avaler d’un coup. La face A de Pouvoirs est constituée d’une suite ambitieuse, ébouriffante, anxiogène et pessimiste jusqu’à l’excès, noire comme la suie, qui commence et se clôt par La Peur (« le chantage du Pouvoir ») dans la version de 90 (un seul morceau en 79), et contient Frères de la Côte, Aventuriers de l’entresol, Gens de pouvoir, Soeur de la Zone, Frères Humains synthétiques et Urubus. On se situe quelque part entre Star Wars et Cendrars. Le groupe qui joue derrière a de bonnes cartouches, surtout le bassiste Pascal Arroyo, et forge un son de chaudron new-wave à peine jazz-rock avec quelques synthés qui ont vieilli comme des blancs de poulet abandonnés au soleil. Il y a un extraordinaire solo de saxo, un moment où Lavilliers braille comme un damné ou un prophète de malheur mais on n’a même pas envie de lui dire de la fermer. Ailleurs, il a cette voix caressante et lascive, presque féminine, qui sauve tout. Le trouble s’installe. A la fin de la face, on est épuisé.
Déglingo
Quand on retourne la galette ou après avoir appuyé sur la touche pause pour aller deux minutes aux toilettes, c’est un avant-goût du gringo qui apparaît, et de la méthodique construction des albums jusqu’à aujourd’hui, par les voyages, les aventures et les changements d’ambiance (Seul Samedi Soir à Beyrouth sonne plus jamaïcain qu’autre chose).
Fortalerza raconte une histoire que Bruce Chatwin aurait pu glaner en Patagonie, celle de la fille de Buenos-Aires, métisse d’Indienne et de SS, qui portait à son poignet droit l’Embraça do Senhor do Bofim da Bahia et vous met en cage au son d’un harmonica façon Morricone.
Bats-Toi : Nous sommes écrasés mais rester soumis est indigne, quel que soit le danger. Un truc à la Jimmy Cliff avec des percussions bondissantes et une guitare glacée qui a bien l’air de sortir d’un ampli Roland JC120, matériel d’Andy Summers avec The Police, toute une époque. Pour couronner le tout, un refrain à la cloche et un excellent saxophone.
La Promenade des Anglais : valse jazzy composée par Arroyo, douce et nostalgique avec un texte bien cruel où il est question de la décadence dans les salons, les boudoirs et les casinos, de la vieillesse des pélicans et de l’approche de la mort qui ramène les riches cupides sur le même dernier banc que les pauvres, en attendant que l’ambulance du maire (de Nice) vienne les chercher. Nous sommes curieux de savoir comment Lavilliers raccroche les paroles du refrain (Bientôt la mort…) à la désespérante actualité niçoise du mois de juillet.
Rue de la Soif est un morceau viril, jouissif et rigolo qui fait penser à un tango déglingo ou à une chanson de Caussimon, un air de bistrot joué comme un générique de feuilleton télé, où le gars du comptoir rameute la clientèle en faisant le portrait d’une femme fatale de Cancale. Je suis mort d’une rafale, dans le port je m’étale… Et le comptoir de reprendre le refrain du fantôme joyeux et soulagé, à l’unisson, à la Bretonne.
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Viandox
Le disque se termine par deux morceaux d’un rock hussard et couillon, tel que le jouaient il y a trente ans les groupes de bal pour exciter les marlous et leurs souris, comme du Starshooter mouliné par Uzeb. Tempo hard, solo marrant, paroles premier degré, son d’une banlieue qui n’a jamais entendu une disque d’Iggy Pop et des Stooges, Ringard pour le Reggae n’a rien à voir avec Kingston et me fait penser à toute cette génération de blanc-bec des classes moyennes françaises qui a cru devenir rasta rien qu’en fumant du foin, en portant le bonnet et les nattes de Bob Marley, en chantant d’une voix nasillarde, en levant les genoux pour danser et en marchant pieds nus. Bon, aujourd’hui, ils ont Maître Gims. Enfin, sur une grille de blues au bottleneck comme on en donne les partitions dans les écoles et qui sert aux novices à faire le boeuf depuis toujours, Fuckin’ Life nous donne à voir une église en forme de fusée, à entendre le mot baroudeur et ce vers définitif : « Si un mec promenait son fox, j’lui f’rais la peau pour un Viandox. »
Donc, l’album a été boudé à sa sortie mais dans le triple album (deux CD) Live Tour 80 qui documente la tournée qui a suivi la parution de O Gringo, on entend des versions torrides de Bats-Toi, Urubus ou La Promenade, et Lavilliers y est un fauve bondissant mais blessé (« Putain, j’ai la crève, c’est monstrueux ») et n’a jamais retrouvé une telle férocité.
Le Stéphanois aura 70 ans en octobre, pendant la tournée de réhabilitation de Pouvoirs et en pleine campagne électorale, cette longue course au vide qui va nous peser sur l’estomac. Il paraît infatigable, il a toujours faim et soif, il continue à voir du pays. Lavilliers force le respect et nous fait rigoler. Impossible à mettre en cage. Les Barbares peuvent se faire du mouron.
Mais qui sont les barbares ?
Greg Lamazères
Bernard Lavilliers « Pouvoirs »
Concert à la Halle aux Grains, mardi 27 septembre 2016
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