Grigory Sokolov est bien connu des Toulousains et chaque invitation rassemble un public nombreux. Schubert et Schumann puis Bach et à présent Chopin. Chaque fois le pianiste russe fait sienne les partitions et en rend la quintessence comme personne. Si son Bach nous avait paru discutable en 2011, nous avons retrouvé avec son Chopin le sublime de son concert Schubert et Schumann de 2009. Le programme est magnifique. Chopin est en pleine maturité avec la Sonate n°3 de 1844. De construction très claire, cette partition offre tout ce que Chopin a apporté techniquement au piano tout en se refusant aux excès. L’émotion peut être funèbre mais le tendre et l’élégant ne sont pas oubliés. La beauté des phrases mélodiques est belcantiste ; les rythmes complexes s’allient à des harmoniques rares allant jusqu’à l’abandon des tonalités. Sokolov aborde l’allegro maestoso dans un large tempo qui permet d’assoir un discours tout fait de profondeur. Cette manière si particulière de prendre possession du temps et de l’espace permet à l’immense artiste de captiver l’attention de son public. Les phrasés sont d’une infinie variété permettant de passer par des moments de récitatif, de bel canto ou de rhétorique. Les nuances sont subtilement définies et les couleurs fusent comme dans le plus riche des arc en ciel. Mais avant tout, c’est la clarté et l’évidence qui dominent cette interprétation. Peu de pédale probablement explique cette haute définition du son, jamais flou ou brumeux. Même dans les ténèbres la lumière est présente. Les derniers accords du premier mouvement sont posés avec art et la méprise commence. Le sublime face au public

Grigory SokolovUne partie du public ressentant avec exactitude le génie de l’interprète se permet d’ applaudir ignorant l’usage qui aujourd’hui demande d’attendre la fin de la sonate pour s’oublier. Ce ne serait pas si grave si les dernières vibrations de l’accord n ‘étaient noyées sous ces manifestations rustiques. La concentration de l’artiste n ‘a pas semblé en souffrir et c’est tant pis pour la partie du public trop sensible que ce bruit entre les mouvements, terrasse… Le Scherzo est abordé en un tempo également retenu ; c’est la précision de chaque note insérée dans le flux dansant enchanteur qui surprend. Tant de précision des doigts dans une construction si franche du mouvement permet une écoute d’une grande intelligence, les imbrications subtiles de Chopin sont toutes mises en valeur sans excès de vitesse. C’est le troisième mouvement, largo, qui atteint un sommet d’émotion. La grandeur de l’interprète est face au génie du compositeur qui offre son âme au piano. Gregory Sokolov  d’une voix tonitruante débute puis à mi voix, avec une infinie délicatesse, chante comme une diva romantique avec une nostalgie déchirante. Les jeux de question-réponses sont habités et l’évanouissement est au bout des doigts. Toute la sensibilité artiste de Sokolov peut s’exprimer laissant le spectateur suspendu  aux reprises si merveilleuses et embellies du thème principal. Le final est plein de force et d’ énergie retrouvée dans une mise en lumière  proche de l’aveuglement. Toute la technique est mise au service de cette énergie créatrice qui avance avec impétuosité. Les applaudissements irrépressibles fusent avec puissance mais toujours sans respecter la finitude du dernier accord…   La deuxième partie consacrée aux plus délicates Mazurkas, elle sont toutes choisies avec art en fonction des tonalités et des ambiances. Le public saura se faire plus discret en ce qui concerne les applaudissements, car ces pièces sont moins spectaculaires, mais des téléphones portables rallumés à l’entracte et “oubliés” apportent leur note de vulgarité qui attaque plus ou moins les oreilles sensibles. Quel merveilleux voyage nous a proposé Gregory Sokolov en ces Mazurkas sublimes !  Les décrire chacune serait indélicat. Nous avons pu gouter des moments de  beautés nostalgiques et même sombres comme fugacement heureuses. Ces pièces parmi les plus personnelles de Chopin trouvent en Sokolov, un interprète inoubliable capable d’une délicatesse inouïe. Choisies dans les opus tardifs, l’écriture si maitrisée de Chopin se concentre sur l’essentiel d’un rapport à la beauté par et pour le piano dans une fidélité absolue à la terre de ses origines. Sokolov nous fait percevoir cet accord si rare et précieux. Le monde musical dans lequel le grand musicien russe nous a entraîné ne pouvait s’arrêter ainsi et dans une série de bis qui suspendent le temps, le même monde de délicatesse et de beauté nous est offert. Schubert, en âme soeur avec trois Impromptus dont le si délicieux  n°3.  Ni le Klavierstück D 946 ni une autre Mazurka ne permettront au public de se sentir rassasié et d’attendre le fin du son pour applaudir frénétiquement.  C’est au sixième bis, de composition  moins sublime, que le public saura faire silence jusqu’au silence qui termine le musique. Enfin ! Le moindre génie de Sokolov aura été sa patience et sa pédagogie. La musique s’écoute jusqu’au silence qui la referme. Nul ne croise sur son chemin un génie sans en apprendre quelque chose…

Toulouse. Halle aux Grains, le 26 mai 2014. Frédéric  Chopin (1810-1849) : Sonate n°3 en si mineur, opus 58 ; 10 Mazurkas  (La mineur, opus 68 n°2, Fa majeur opus 68 n°3, Do mineur opus 30 n°1, Si mineur opus 30 n°2, Ré bémol majeur opus 30 n°3, Ut dièse mineur opus 30 n°4, Sol majeur opus 50 n°1, La bémol majeur opus 50 n°2, Ut dièse mineur opus 50 n°3, Fa mineur opus 68 n°4). Grigory Sokolov, piano.

Hubert Stoecklin

chronique publiée sur classiquenews.com