Et son piano s’appelle l’aurore
L’Aurore (Sunrise – USA – 1927) de F.W Murnau avec George O’Brien ( l’homme), Janet Gaynor (la femme), Margaret Livingston (La femme de la ville), Bodil Rosing (la servante).
Jean-François Zygel avant d’oser mettre une note sur une image de ses films adorés, apprend plan par plan, image par image ce film, sa respiration, sa tension, ses émotions. Aussi il peut avoir toute liberté pour improviser ensuite en suivant le chemin du film. Ce synopsis intérieur est son fil conducteur.
Et il fait s’élever l’aurore sur le chef-d’œuvre de Murnau par l’écrin sonore toute en subtilités qu’il tresse autour de chaque image. Contrairement à son accompagnement précédent très angoissant pour Faust, ici Zygel improvise souvent avec tendresse. Certes il sait aussi être dramatique, mimer les poursuites ou les machines, et rendre poignant les moments culminants, ainsi la fin du film semble être accompagné, tiré vers le haut, par un grand choral.
Rappelons brièvement ce qu’est l’Aurore, « Le plus beau film du monde! » disait Truffaut. Certes c’est un film incroyable, innovant, plein de mouvements extraordinaires de caméra, d’effets de surimpression, de juxtaposition. Mais dans le panthéon personnel de chacun, certes ce film aura sa place, par forcément la première. Des films comme Persona de Bergman, Stalker de Tarkovski, Mère et fils de Sokourov, Le cheval de Turin de Tarr, La nuit du chasseur de Laughton, Le cri d’Antonioni et quelques autres encore, méritent tout autant ce jugement de valeur, parfaitement vain d’ailleurs.
Quoi qu’il en soit ce film de Murnau a conservé, malgré le poids du temps qui accentue les effets nécessaires, mais datés des gros plans et des bons sentiments, avec le jeu outré des comédiens, tout son impact visuel, sa valeur créatrice, ses inventions visuelles, la beauté picturale de ses images.
Il est le premier film réalisé aux États-Unis. Considéré comme le plus grand cinéaste du monde à son époque, il est appelé par un producteur américain William Fox à réaliser un film « infiniment cultivé, symbolique, bref tout à fait européen. » Murnau en 1927 a eu carte blanche et de gros moyens pour mener à bien cette tragédie de couple. L’écartèlement du héros entre sa femme des champs et sa maîtresse des villes, est aussi le conflit entre la sérénité de la campagne face à la ville tentaculaire, agitée avec sa vitesse sans raison, ses voitures que seul un baiser au milieu de la rue peuvent arrêter en les empilant dans leur vanité.
L’Aurore de Murnau est sous-titrée « chant à propos de deux êtres ». Ces deux êtres sont un fermier et sa femme, et leur histoire troublée dramatiquement, jusqu’à la tentative de meurtre, par un ange maléfique venu de la ville. Ce côté Lady Macbeth de Mtsensk à la Chostakovitch, ici dans un village de campagne, situé au bord d’un lac, est porté par le traitement de la lumière : ombres noires pour la brune qui ne vit qu’au clair de lune, et lumière douce et virginale pour la blonde épouse au visage d’enfant qui est fille du jour. Comme souvent Murnau se penche avec empathie sur les gens en souffrance, monstrueux ou pas (Nosferatu, Le dernier des Hommes, Faust).
L’histoire est simple comme un fait divers. Quelque part dans un village, un fermier est séduit par une brune diablesse venue de la ville qui le pousse à tuer sa femme. Dans un accès de folie, l’homme tente de noyer sa compagne avant de se raviser au dernier moment. Celle-ci s’enfuit éperdue vers la ville. L’homme la suit, et s’aperçoit qu’il aime encore plus que le désir charnel pour l’autre. Murnau montre d’ailleurs la sensualité de la maîtresse avec audace, un dos nu, des déshabillés, des nappes de fumée de cigarette. Il s’agit d’une femme libre.
Après avoir obtenu le pardon de sa femme, et le pain tendu timidement et refusé est un moment fort, le bouquet de fleurs accepté, ils vont découvrir avec de grands yeux émerveillés les sortilèges, qui sont comme autant de pièges et la frénésie de cette ville étincelante et dangereuse. Dans ce long épisode, on découvre un Murnau à l’humour certain, entre un cochon aviné, une danse paysanne, un salon de coiffure presque industriel, un restaurant, un parc d’attractions. Le rire est la rédemption des larmes. Et la renaissance de l’amour solide face au désir éphémère ne peut se faire que par la nuit vaincue et la lune en fuite. Le dernier soubresaut des forces lunaires sera la tempête.
Ce sont les appas factices de la superficialité qui sont montrés, celle d’une ville américaine. Pourtant pas rancunier les Américains vont donner trois oscars pour ce film en 1929. Ensuite au retour, une tempête se lève et la femme disparaît dans les flots. Perchée sur un arbre la maîtresse croit en sa victoire. Fou de rage le fermier tente alors de l’étrangler. Il en est empêché par l’annonce du sauvetage de sa femme.
Et dans une image récurrente du village, avec son église, ses fermes, image aussi belle qu’un tableau nocturne de grands peintres, le mal s’éloigne dans une sorte de diligence, pour retourner dans son enfer, la ville. Plus que cette histoire mélodramatique, ce film est une symphonie poétique, une dénonciation en forme de parabole sur les tentations de la ville et sa réalité sauvage et agitée frénétiquement, qui dénature l’homme. La nature seule le sauve. La nuit cède devant l’aurore.
Cette symphonie a quatre mouvements : Le premier mouvement jusqu’à la tentative de meurtre, le second mouvement commence avec la fuite de l’épouse dans le tram vers la ville et se termine par le pardon à la sortie de l’église et la vision champêtre au milieu des voitures. Puis vient dans un troisième mouvement la peinture burlesque du bonheur retrouvé des deux époux dans ce paradis irréel, ludique et superficiel de la ville ; le quatrième mouvement est le retour vers le village, la tempête et la noyade, la recherche éperdue du corps, la tentative de strangulation du mauvais ange, et la fin très mélodramatique du bonheur retrouvé, qui comme chacun le sait, ne peut être que conjugal.
On ne peut souligner toutes les audaces de Murnau, ses effets de caméra, d’incrustation, la beauté des scènes sous la lune, la furie des flots, la solidarité des voisins lors de la recherche de la noyée avec ces lampes qui trouent la mort. Ce film est grand et superbe. On y découvre la plus belle photographie de scènes nocturnes du cinéma, excepté La Nuit du Chasseur. Il est un des films préférés de Zygel qui l’a souvent accompagné.
On a dit en préambule tout l’apport de ce merveilleux pianiste aux images, qu’il regarde de temps à autre pour rythmer parfaitement la progression de l’intrigue. Jamais il ne surligne, il marque parfois des silences surprenants, l’arrivée dans la ville, qui préviennent du danger encouru. Le désir charnel, Zygel l’indique par des gammes montantes et extatiques. Certains épisodes lui permettent de glisser des bribes de Marche Nuptiale ou d’inventer une danse paysanne endiablée. Son piano sait se faire moqueur en jouant sur les aigus, ou grave en utilisant le pincement des cordes ou le martèlement des touches les plus noires. Parfois son piano part au galop pour suivre les voitures, les trains, les éclairs, et les drames.
Entendre Zygel, amoureux de ce film, nous révèle la profondeur émotionnelle de ce monument du cinéma. On se surprend parfois à le regarder jouer plutôt que de voir le film, tant tout est dit dans ses mains courant sur le clavier, et ses notes improvisées galopant dans nos têtes, ses couleurs douces ou violentes ne colorisent pas ce très beau noir et blanc. Elles l’approfondissent. Les mouvements virtuoses de caméra de Murnau ne sont qu’au service des sentiments des personnages. Le piano de Zygel aussi.
J’ai souvent vu l’Aurore de Murnau, je pense vraiment ne l’avoir découvert que par l’éclairage profond de ce magicien de Zygel. Vraiment il a fait se lever l’aurore . Et le rappel, tout en impressions fugitives, prolongeait le rêve qu’il avait déployé pour nous.
Gil Pressnitzer