Il est très rare qu’une première création soit un « coup de maitre », c’est pourtant le cas de La Noche Oscura de Vicente Pradal, (avant qu’il ne mette en musique Federico Garcia Lorca, Pablo Neruda et Miguel Hernandez, avec la réussite et le succès que l’on sait). Mais la vie de celle-ci est curieusement semblable à celle du poète qui l’a écrit au XVI° siècle : elle est pour l’instant suspendue.
Les œuvres de Jean de la Croix (1542-1591) sont l’un des fleurons de la littérature mystique d’Occident par leur densité spirituelle, la fulgurance des intuitions qui les traversent et des expériences qui les nourrissent ; et leur qualité poétique même si leur lecture pose aujourd’hui quelques problèmes : plus de quatre siècles après avoir été écrites, certaines allégories, certaines notions théologiques peuvent sembler désuètes et alourdir des textes marqués globalement par une culture qui nous est devenue étrangère. Pourtant le message coule toujours de source, il est limpide comme l’eau de roche : malgré la nuit, l’Amour peut nous sortir de prison, des prisons des hommes mais aussi de celles de l’esprit.
O flamme d’amour vive qui blesses tendrement au plus profond le centre de mon âme. Par une nuit obscure inquiète et enflammée d’amour ; ô l’heureuse fortune de sortir de ma prison sans être vu dès lors que mon âme était dans la quiétude…Il souffle un vent sans mesure qui parfois jusqu’au ciel m‘élève et ensuite engendre un nuage qui m’envoie vers l’infini ; si grande est son inconstance que je ne sais, de jour, de nuit, d’où vient ce vent…Je connais bien la source qui jaillit et court malgré la nuit, cette fontaine éternelle est bien cachée, mais je sais parfaitement où se trouve cette source, malgré la nuit…
Il devait ressembler à l’un des portraits des Apôtres, visibles au Museo de Tolède, d’El Greco (1541-1614), dont il a été l’un des inspirateurs. Né en Castille, il entre chez les Carmes et participe activement à la réforme de cet ordre religieux, ce qui lui vaudra d’être séquestré par des moines hostiles à cette réforme. Le Cantique de la Nuit obscure de l’Ame a été composé au couvent du Calvario, sans doute peu après l’évasion nocturne de son auteur d’un cachot de Tolède, fin 1578.
Ces poèmes ont été traduits maintes fois, entre autres par Remy de Gourmont dans le Spectateur catholique en 1897. Au côté de ceux des poètes du Siècle d’Or ou ceux de la Génération du Martyre comme l’appelait Rafael Alberti, ils font partie de la grande culture républicaine transmise à Vicente Pradal par son père, le peintre Carlos Pradal ; il en a goûté la quintessence par les traductions qu’il en a faites avec sa mère Claire, professeur d’Espagnol. Ses parents lui ont transmis cette soif intellectuelle des arts (de tous les arts), aussi vitale que l’air et l’eau pour ces anarchistes espagnols qui croyaient à la vertu libératrice de la culture, qui avaient le culte de la liberté et de l’épanouissement intellectuel de chacun, qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, pour résister à l’obscurantisme. Cette soif qu’emportèrent dans leurs maigres bagages les exilés de la Retirada, celle de l’Espagne que nous aimons, de la dignité et du courage, celle de « la protestation véhémente de la conscience dressée avec la seule puissance de l’esprit contre la force brutale au front de toro » ; celle que le Festival Rio Loco consacré à la péninsule ibérique avait soigneusement évitée en 2007, que l’on retrouve dans l’excellent Dictionnaire amoureux de Michel del Castillo et bien sûr dans les concerts des artistes toulousains de l’exil républicain, Vicente Pradal en tête.
Pour ce texte incandescent, Pradal s’était entouré de Serge Guirao et Ruben Velasquez au chant, Renaud Garcia-Fons à la contrebasse et Franck Monbaylet au piano. Les voix contrastées associées aux compositions déjà emblématiques de son style formaient un ensemble fusionnel ; il se dégage de cette interprétation une très grande émotion palpable à la première écoute, la musique est volontairement envoûtante : sorti en 1996, le disque a reçu le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. C’est un petit chef d’œuvre de spiritualité musicale qui a fait une carrière internationale dans les pays de la langue latine, dont Cuba où il sera joué dans la cathédrale !
Malheureusement, cet enregistrement aujourd’hui épuisé est « en prison » pour des raisons de droits qui ont été confisqués à son auteur grâce à un contrat pervers. Prions qu’il puisse un jour prochain s’évader, être disponible au le plus grand nombre et retrouver la route des concerts pour notre plus grand bonheur.
Eric Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
On peut se consoler en écoutant le reste de la discographie de Vicente Pradal :
Llanto por Ignacio Sánchez Mejías (2002) L’Empreinte Digitale
Romancero Gitano (2004) Virgin Classics
Pelleas y Melisanda (2006)
El Diván del Tamarit (2008) Virgin Classics
Herencia (2010) Accords Croisés
Et l’on attend avec impatience la sortie de Viento del Pueblo, l’enregistrement de la dernière création (encore superbe) sur les poèmes de Miguel Hernandez.
Vicente Pradal est également Professeur de guitare au Conservatoire National de Région de Toulouse où il transmets la tradition que lui ont légué son maître Pepe Habichuela, mais aussi acquise au contact de ses amis Paco Ibanez, Lluis Llach, Carmen Linares et surtout le regretté Enrique Morente.
Il est par ailleurs directeur artistique du Festival Toulouse l’Espagnole, heureusement initié par l’actuelle Mairie de Toulouse et qui a lieu au mois de juillet sur le Quai de l’Exil Républicain Espagnol (ex Quai Viguerie) entre l’Hôtel-Dieu et La Grave, dont on attend avec impatience la 4° édition. II semblerait que cette manifestation qui honore Toulouse, sa communauté espagnole (et toutes ses autres communautés) soit menacée pour des raisons budgétaires et de sécurité (?). Souhaitons qu’il n’en soit rien : les Toulousains y perdraient beaucoup.