Sébastien Bournac présente dans son théâtre sa dernière création : « Un Ennemi du peuple » qu’il tire vers la fable imaginaire. Malgré tout, et en dépit de ses 136 ans, le texte de l’auteur norvégien Henrik Ibsen résonne furieusement d’un écho socio-politique très actuel.
Après avoir adapté l’une des ses pièces (« Dialogue d’un chien avec son maître… »), lui avoir commandé l’écriture d’une autre (« J’espère qu’on se souviendra de moi »), Sébastien Bournac fait encore appel au dramaturge Jean-Marie Piemme pour l’adaptation d’une pièce de l’auteur norvégien Henrik Ibsen « Un Ennemi du peuple ». Si l’œuvre date de 1882, son propos reste résolument moderne et mordant. Cette « comédie » noire relate le parcours d’un homme idéaliste, médecin de profession et frère du maire de la même ville dans laquelle il exerce. Après avoir dénoncé une catastrophe sanitaire et écologique, révélation pour laquelle il se voyait déjà félicité par ses concitoyens, ce scientifique fervent de la vérité va, en réalité, faire l’expérience de la tyrannie des pouvoirs politiques, du libéralisme sauvage, de la bourgeoisie, de la presse et de l’opinion publique, pour finir ostracisé et acculé à la solitude. Si cela vous rappelle quelque sujet d’actualité, quelque lanceur d’alerte ou autre défenseur de la vérité et de la raison, vous êtes en droit de le penser. Pourtant, le metteur en scène et directeur du théâtre Sorano et son dramaturge ont pris le parti d’en faire une fable distancée, exempte de réalisme. D’où des choix de mise en scène, de scénographie et de distribution idoines.
En premier lieu : un plateau tout en noir et blanc, dans lequel seul le docteur Tomas Stockmann – l’ennemi du peuple en question – évolue en blouse blanche et le visage nu, au milieu de personnages eux vêtus de manteaux noirs et arborant un visage maquillé de blanc. D’autre part, le docteur Stockmann est ici interprété par la comédienne Alexandra Castellon, petit bout de femme réputée pour son jeu dynamique et sa gestuelle burlesque qui en firent notamment un excellent Puck dans « Le Songe d’une nuit d’été » mis en scène par Laurent Pelly et une mémorable bonne extravagante dans « La Cantatrice chauve » mis en scène par le même Laurent Pelly. Le docteur Stockmann sous les traits de la jeune comédienne se retrouve, par sa taille, à devoir lever le menton dans une attitude arrogante envers les autres : Peter, son frère (Régis Goudot), Hovstad le rédacteur en chef du journal local (Régis Lux), Aslaksen imprimeur et président de l’association des petits propriétaires (Ismaël Ruggiero), son beau-père (Jean-François Lapalus), ancien maître-tanneur à la retraite et responsable de la pollution des sols sur lesquels a été construit l’établissement thermal mis en cause. Soit : une comédienne au physique enfantin et à l’énergie infatigable, incarnant naïveté, idéalisme et assurance d’un personnage fantasque qui s’oppose au conformisme et à la versatilité de protagonistes « adultes » – élus, notables, propriétaires petit-bourgeois – qui veulent le réduire au silence. Une fable qui se manifeste aussi par une scénographie échappant à une identification socio-spatio-temporelle. Sur le plateau (noir et nu !) le regard du spectateur n’achoppe sur aucun élément référentiel. La scène est traversée dans toute sa longueur par un unique panneau modulaire percé de portes, qui montrera son envers lors du retournement de situation, puis sera plaqué au sol au dernier acte pour figurer la demeure assiégée de la famille Stockmann.
Une scénographie dont on aura compris la visée plus symbolique que réaliste, plus mentale que sociale, servant d’espace de jeu à des figures plus proches de la caricature que de personnages psychologiquement complexes : un aréopage ridicule d’opportunistes (é)mus par leurs intérêts personnels et petites ambitions et non par le bien de la communauté. De mensonge, il en sera d’ailleurs question dès le premier acte, avec l’arrivée annonciatrice sur scène de Petra, la fille de Stockmann. Cette jeune institutrice qui elle aussi avance à visage découvert, dénonce un mensonge institutionnel primaire : celui instillé dans la tête des enfants par le système scolaire. Ibsen – en colère au moment de l’écriture de cette pièce contre la société norvégienne qui avait condamné sa précédente pièce « Les Revenants » – charge Stockmann, son double fictionnel, de toute sa rage contre le système et ce qu’il nomme « la majorité compacte » (les citoyens, nous, les spectateurs). Face à une opinion publique manipulée par les pouvoirs en place qui le broie, le discours du scientifique se radicalise. En effet, le docteur Stockmann seul contre tous, aux prises avec un conflit à la fois familial et social, n’est pas dépeint par son auteur comme un héros totalement positif et dépourvu d’ambigüité, mais est-il pour autant ce fou hystérique et dangereux, comme la mise en scène de Sébastien Bournac voudrait le faire croire ? Si, effectivement, des contradictions habitent le personnage, ce trouble qui sous-tend la pièce ne se laisse pas percevoir dans le parti-pris de mise en scène : ni dans cette dichotomie chromatique un peu désuète noire / blanche de la scénographie, ni dans la forme de fable comique vers laquelle tend la pièce, ni dans le jeu infaillible d’Alexandra Castellon. Dans ce contexte ambiant d’hypocrisie et de lynchage social, la dérive de Stockmann serait même plus envisageable sous l’angle du tragique que du condamnable.
Mais cette dimension tragique est absente d’un spectacle plutôt à charge contre le « héros ». Si la question essentielle que soulève la pièce d’Ibsen est celle de la vérité, elle interroge aussi la notion de démocratie : d’une part, celle impossible à exercer dans un système libéral et d’autre part, celle qui devrait guider nos choix de vie et nous pousser à agir selon la raison et non l’intérêt. Il est dommage que la mise en scène de Sébastien Bournac si bien investie par ses comédiens et à la dramaturgie si limpide, ne veuille s’en tenir qu’à l’énonciation d’un conte qui s’abstient d’un écho social, quand tout dans cette charge grinçante du XIXème siècle fait écho à notre monde actuel soumis à la corruption et à la dictature du marché. Quand on assiste au retour de Silvio Berlusconi sur la scène politique. Quand un journaliste slovaque dénonçant les liens de dirigeants au plus haut de l’Etat avec la mafia, se fait assassiner… On le voit : « Un Ennemi du peuple » est un spectacle passionnant qui fait débat même près d’un siècle et demi après sa naissance. Ce qui n’est pas la moindre des qualités.
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio
« Un ennemi du peuple »,
du 8 au 16 mars,
du mardi au samedi, 20h00,
au Théâtre Sorano,
35, allées Jules-Guesde, Toulouse.
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Tél. : 05 32 09 32 35
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