Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
L’autre jour, je songeais à l’une de ces « silhouettes anonymes » que je croise régulièrement dans la ville depuis de longues années – et même à plusieurs reprises dans le VIème arrondissement de Paris… – et que je n’avais pas revue depuis des mois. La dernière fois, c’était en juin, un matin, à la terrasse d’un café où l’on refusait de servir cet homme sensiblement de mon âge (classe 1969) au visage de dandy de la fin XIXème ou du début du XXème. Étant installé sur cette même terrasse afin de lire les quotidiens du jour, je fus pris à parti par le banni à propos de l’injustice qu’il, selon lui, subissait. Cet homme, qui apparemment ne reconnut pas la « familiarité clandestine » ancestrale nous reliant de rues en terrasses toulousaines et germanopratines, me confia spontanément une part de ses tourments. Sa femme l’avait quitté et celle-ci était possédée par le Diable. Il n’y a guère d’arguments à opposer à de telle situation ni à celle qui conduit à être chassé, dès potron-minet, d’une terrasse de café. Aussi, me contentai-je alors de l’expression d’une solidarité ne dépassant pas la politesse de forme.
Des mois plus tard, le lendemain après avoir songé à cet individu qui m’intrigue depuis longtemps, je le croisai enfin en face de mon travail, sur le trottoir de la rue Alsace, à l’entrée de la CCI et à l’angle de la rue Croix-Baragnon. Il chantonnait avec cette allure étrange que l’on peut prêter autant aux fous qu’aux saints. J’ai longtemps attribué cette particularité qui nous fait croiser et recroiser des inconnus, devenus au fil du temps des « connaissances », à l’étroitesse géographique des villes de province. Quelle ne fut pas ma surprise en lisant dans le dernier roman de Patrick Modiano un développement, évidemment parisien, sur ces anonymes métamorphosés en éléments du décor au gré de « rencontres sans avenir » : « il m’est arrivé de croiser à plusieurs reprises les mêmes personnes dans les rues de Paris, des personnes que je ne connaissais pas. À force de les trouver sur mon chemin, leurs visages me devenaient familiers. » Ainsi, ces rencontres existent partout. Elles ne sont pas fortuites (le hasard, ce Dieu des imbéciles, disait Bernanos), mais elles obéissent à un dessein qui, sur l’instant, nous échappe.
Au mois de novembre, j’ai rencontré l’écrivain libanais Charif Majdalani venu présenter à la librairie Ombres Blanches son remarquable dernier roman L’Empereur à pied. Cet homme ressemble à ses livres. Il est spontanément chaleureux, vif, intelligent, sensible. Constat qui finalement ne me surprend plus guère quand tant de rencontres au fil des ans avec des écrivains admirés et tellement différents les uns des autres – Michel Déon, Michel del Castillo, Bartolomé Bennassar, Eric Neuhoff, Patrick Besson, Nicolas Fargues, Philippe Lacoche, Daniel Rondeau, Gérard Guégan… – avaient confirmé l’intuition selon laquelle certains écrivains ressemblent à leurs livres quand les imposteurs, les faiseurs, les faussaires, les arrivistes marinent dans leurs petitesses et leurs simulacres. Avec Charif Magdalani, nous avons aussi évoqué quelques vignerons et producteurs d’Arak de son Liban natal et il m’a promis de me faire découvrir des adresses méritant le détour lors de ma prochaine venue à Beyrouth.
À Toulouse, des gens vont et viennent. Le samedi 2 décembre, la venue d’Yves Camdeborde au restaurant Solides de Simon Carlier pour un dîner à « quatre mains » avait été annoncée auprès des initiés. Le chef du Comptoir du Relais à Odéon avait connu Simon à l’occasion, voici quelques années, de l’émission Masterchef à laquelle Simon avait participé. Depuis, l’aîné n’avait pas abandonné le cadet, finaliste de l’émission, qui ouvrit son premier établissement rue Pargaminières avant de reprendre La Rôtisserie des Carmes d’Alain Chabrier. Yves, pour notre part, nous l’avions connu dans son premier restaurant : La Régalade dans le XIVème, où pour notre premier repas nous dégustâmes un lièvre à la royale arrosé de la cuvée Hautes-Maizières du domaine Prieuré-Roch. Cela ne s’oublie pas. Il y avait Sébastien, Nicolas, Jean-Marc… À Odéon, son restaurant est devenu mon repère, mon terrier, mon ventre nourricier. Depuis janvier 2015, je ne puis y entrer sans songer qu’avec Bernard Maris nous avons déjeuné ou, plus rarement dîné, à toutes les tables ou presque du restaurant et même une fois, avec Eric Neuhoff, sur une table improvisée dans le salon de l’hôtel adjacent. Ce souvenir, cette présence / absence de Bernard, me serre chaque fois le cœur que je pousse la porte du Comptoir et je ne l’oublierai jamais.
Avec Yves, nous avions aussi de solides et anciens souvenirs à Toulouse au gré des venues du chef en compagnie de braves équipiers dont Sébastien Lapaque, Stéphane Tilloy et Jérôme Besnard. Au fil des ans, nous avons posé nos fourchettes et nos verres chez Michel Sarran, à La Rôtisserie des Carmes, aux P’tits Fayots (alors naissant), au Nez Rouge (période Elsa Abadie), à Vinéa (période Jérôme Rey et Laurent Navarro), au Temps des Vendanges, chez Navarre (période Jérôme Navarre), au Bibent de Christian Constant bien sûr (le mentor d’Yves Camdeborde qui l’appelle encore aujourd’hui « Monsieur Constant »). Nous avons aussi bu des verres au Mauzac, à La Belle équipe, chez Magnum, au Tire Bouchon (où Pierre G., mascotte de l’établissement, ne doutant jamais de rien et surtout pas de lui-même, expliqua au chef comment il fallait cuisiner tel ou tel plat…), au marché Victor Hugo, au Volcan… Il y a eu des moments graves, légers, doux, fraternels. Des moments de franche rigolade et de déconnade. Ce que nous avons eu de meilleur ? Il faudrait évoquer la présence d’Emmanuel Marinoni et de Moustache. Il y avait là une ambiance sortie des films de Claude Sautet ou de la comédie italienne façon Fanfaron. Nous avons joliment poussé l’art de la dérive. À Toulouse et ailleurs. La virée à Rennes et Saint-Brieuc restera dans les mémoires.
Retour à Toulouse donc. Il faut dire que lorsqu’il vient dans notre ville, Yves Camdeborde joue un peu à domicile. Il compte ici des amis de longue date et même de jeunesse. Le vendredi soir, nous avons dîné aux P’tits Fayots avec Simon Carlier, son vieil ami Bruno et Zoé venue elle aussi de Paris pour découvrir Toulouse qu’elle ne connaissait pas. Les bouteilles tombèrent. Peu avant trois heures, nous quittâmes l’établissement. Le lendemain, le déjeuner avait lieu à La Binocle de Fabien Meyer avec – outre Bruno et Zoé – le renfort de Brigitte la mère de Simon et la compagne de ce dernier, Mariem, qui ressemble à Sofia Coppola en plus jeune. Yves Camdeborde reconnût en cuisine le chef japonais, Chikaike Mitsuya, passé par les siennes. Délicieux repas, d’une gourmandise revigorante alors que des flocons tombaient à l’extérieur. C’était bien, on était bien, mais Yves et Simon devaient aller préparer le menu du soir. A 20h15, en ce samedi soir, Solides crépitait déjà sous les assauts des commensaux qui ne voulaient pas rater une miette de la soirée. Il fallait se serrer et se faufiler pour accéder aux premiers verres. Puis, peu à peu, les tables se formèrent. Nous avions demandé une place à « la table des vignerons » qui donnait sur la cuisine, tant qu’à faire autant voir officier la brigade augmentée par le chef parisien. Dans l’assemblée, beaucoup de têtes connues et quelques absents. On nous avait annoncé la présence de Stéphane Deligny, nous n’avons pas entendu résonner son rire tonitruant. Franck Bayard était en Islande, son nouveau pays d’adoption. Marc Galey-Labauthe au pays basque. Manuel Garnacho avait dû rester derrière le comptoir du Bàcaro, mais son chef Balthazar passa plus tard. Qui avait des nouvelles d’Alain Chabrier ?
Les turbulents restaurateurs toulousains et leurs fidèles avaient été placés dans le salon du premier étage. On repérait Mika Lecumberry du Rocher de la Vierge, Philippe Lagarde du Tire Bouchon (son épouse Laurence préférant ce soir-là le théâtre, mais leur fille cadette Lisa officiait en cuisine du Solides), Eric Cuestas et son épouse Amandine du Temps des Vendanges, Jérôme Rey et son épouse Clarisse du Magnum, Aziz Mokthari des P’tits Fayots et sa compagne Sabrina… Yohann Travostino du Solilesse et du Glastag, accompagné de son frère Cyril exerçant le beau métier de charpentier, était lui à la table des vignerons. Parmi eux, Frédéric Cossard venu de Bourgogne, Mylène Bru de Sète, Jérôme Galaup de Gaillac, Rodolphe et Laetitia Ourliac d’Escales dans l’Aude. Des éclats de rires et des chants descendaient de l’étage. Ainsi que, régulièrement, Rodolphe Lafarge. Franck Brody et son épouse, dont la tendance à emprunter les vêtements d’autrui peut provoquer des motifs de fâcherie, n’étaient pas loin. On nous pardonnera ce qui pourrait apparaître comme un banal exercice de « name-dropping », mais parfois dire avec qui nous sommes permet de planter le décor.
À côté de nous, Zoé riait et s’émerveillait des plats proposés parmi lesquels « le consommé de gibier / gnocchis de homard / châtaigne / truffes » ou l’apparemment débonnaire « pâté de Noël » suscitèrent l’unanimité. Il y avait de la tension, de l’électricité dans l’air. Le chef souriait, regardait ses troupes d’un soir avec affection et indulgence. Fidèle, généreux, drôle, fraternel : il a toutes les qualités et celle de grand cuisinier ne doit pas occulter les autres. Du partage et de l’amitié circulaient dans l’air, entre les tables, dans les verres. Il fallait faire mentir le terrible aphorisme d’Antoine Blondin : « On boit ensemble, mais on est saoul tout seul. » On était bien, c’était bien. Cela ressemblait par moments à un film de Fellini ou de Kusturica, et pas seulement à cause de la présence d’un accordéoniste. Le sentiment d’être sur un manège conférait au dîner un air de magie. Au fil de la soirée, des silhouettes disparaissaient sans prévenir. Comme dans la vie. Pierre G., mascotte déjà citée du Tire Bouchon et pilier du bar Le Matin, était venu en voisin. Rapidement, il chanta quelques succès des années 70.
Le dimanche matin, vers 11 heures, nous croisâmes Frédéric Cossard et Florent, le sommelier de Solides, pas encore couchés devant le marchand de journaux et de tabac des Carmes. Mines chiffonnées, ils illustraient à leur façon cette phrase chère à mon ami Lapaque : « Il y a des soirées émouvantes, mais des petits matins difficiles. »
Durant ce week-end, il y avait eu de la neige et un beau soleil. On ne devrait jamais quitter Toulouse, songions-nous le dimanche matin, dans la saudade des lendemains de fête, en raccompagnant Zoé à son taxi. La vie ordinaire reprend son cours, mais sans elle, sans ses contingences et ses rappels à l’ordre, ces moments d’exception n’auraient pas la même saveur.
Quelques jours avant les agapes toulousaines, nous avions croisé le chef à Paris légèrement inquiet à l’idée des festivités à venir. Je lui avais promis : « Ce qui se passe à Toulouse reste à Toulouse… ». Promesse pas vraiment tenue à cause de cette chronique.
solides © Rodolphe Lafarge
Charif Majdalani © Hermance Triay