Troïka, trois cycles de poèmes russes
Julia Kogan, soprano
Jeffery Meyer, et le Saint-Pétersbourg Chambers Orchestra
Au moment où semble se raréfier la production des enregistrements de musique classique, due à l’effondrement des ventes de ce genre de musique, elle qui fut si longtemps l’honneur de la profession, il fallait être courageux ou inconscient comme le producteur Rideau Rouge pour éditer un nouveau disque.
De plus, choisir trois cycles de poèmes fort peu connus de poètes russes, eux connus des rares initiés, et mis en musique par des compositeurs contemporains inconnus en Occident, pouvait passer pour une douce folie. Folie bienfaisante, car dans un très luxueux album contenant les textes des poèmes et les présentant clairement, on peut suivre sur les ailes du chant de la voix magique de Julia Kogan les moindres frémissements des émotions de ces alliages. Et comme toute la poésie russe est avant tout musique, à l’intérieur des vers, au bout des rimes, tout chante ici sa douce langue natale : celle du ciel.
Sur trois cycles, troïka signifiant bien sûr le nombre trois, mais aussi un attelage fougueux de trois chevaux dévalant les étendues immenses. Une série de poèmes mis en musique se répond.
D’abord le cycle « Là-bas » sur des textes très différents du grand Josef Brodsky, retraduit par ses soins en anglais, suite à son exil définitif.
Lui qui écrivait :
Nous continuons à vivre,
Nous lisons nos vers,
Nous contemplons les étoiles
sur la couverture des magazines,
nous épions nos amis
lorsqu’ils reviennent à travers la ville
dans le tramway tremblant et gelé,
Nous continuons à vivre…. (À la mémoire de Fedia Dobrolski).
Poète russe jusqu’au fond des os et de nationalité américaine suite à son douloureux exil en 1972, pour parasitisme, reçoit le Prix Nobel de littérature en 1987, aura été le porte-parole du silence de glaciation qui s’était abattu sur sa terre natale. Six de ses poèmes restitués en langue russe –Cinquième anniversaire, Village de pierre, Air populaire, Berceuse, Le nouveau Jules Verne- ont été mis en musique par le compositeur Eskender Bekmamberov en 2006. Ils montrent les multiples visages que savait arborer l’ondoyant et colérique Brodsky, depuis ses écrits de goulag où il fut condamné à cinq ans de travaux forcés (Cinquième anniversaire doit y faire allusion) qu’il n’accomplit pas, jusqu’au souvenir nostalgique de sa patrie, à l’ironie féroce du dernier texte.
Plus il chante fort, moins on le voit. (Village)
Le deuxième cycle, « Sing, poetry » est une découverte pour la France, car il s’agit de poèmes de Vladimir Nabokov, connu pour Lolita et ses papillons, moins pour sa poésie. Il s’agit d’une autobiographie revisitée. Comme Brodsky il est profondément bilingue et aura fait connaître aux Américains bien des poètes russes.
Ici le traitement du bilinguisme est respecté, car il a été fait appel à deux compositeurs, les uns russes (Lev Zhurbin, Andrey Rubtsov, ivan Barbotin), les autres américains (Michael Shelle, Jay Greeberg, James DeMars). Il faut rappeler que Julia Kogan est autant russe qu’américaine, donc à l’aise dans les deux cultures. Elle seule put vraiment comprendre cette double vie décrite par Brodsky :
Je suis un poète russe, un romancier anglais, et un citoyen américain. Merveilleux mélange !
Le résultat pour chaque poème orchestré deux fois est surprenant.
Le troisième cycle « Caprice étrange » est mis en musique par la compositrice contemporaine Isabelle Aboulker, qui a tant donné de chefs-d’œuvre pour la musique pour enfants. Sur des poèmes en français de Pouchkine, Tiuochev, Lermontov, tous étoiles de « « l’âge d’or », auquel succédera «l’âge d’argent » avec Blok, Akhmatova, Mandelstam, Biely, Tsvetaeva…
Car la Russie, terre de sang et de malheur est avant tout la terre de la poésie, où chaque mot a une vertu orale qui va comme musique de bouche en bouche.
Ce disque nous permet de nous approcher, nous non russophones de ce mystère poétique où la poésie est voix passionnée aussi importante que la vie.
Écoutez-moi ! Il faut m’aimer encore
du fait que je mourrai. (Marina Tsvetaeva).
Dans ce répertoire la stature intimidante de Galina Vichnevskaïa occupait tout l’espace avec son sens déchirant du dramatisme. Mais Julia Kogan ne lui cède en rien, ayant une tessiture plus étendue vers les aigus car elle est soprano colorature qui donne parfois des accents irréels et féeriques à la musique, et un sens du tragique que la vie s‘est chargée de lui apprendre. On se rapproche parfois des Enfantines de Modeste Moussorgski, mais s’agit des contes de la vie d’exil des adultes.
Ainsi dans le premier chant, avec une musique proche du dernier Chostakovitch, celui de sa quatorzième symphonie, tout un paysage amer se déroule. La diction parfaite, les élans dramatiques surgis soudain, en font une œuvre très noire, magnifiquement mis en musique. La lente déploration du second texte est chantée comme un conte d’autrefois où l’ironie le dispute à la nostalgie L’air populaire tire son amertume des effets de colorature, et une danse tournoyante précède les reflets de voix de rossignol de Julie Kogan, ce qui fait un effet étrange et glaçant. La Berceuse est consolation attristée. Le cinquième chant Jules Verne est donné dans ses deux versions russe et anglaise. Les deux rendent la satire du texte, mais la version russe semble plus incisive et l’on entend même un peu de la voix de Brodsky.
Les poèmes de jeunesse de Nabokov forment la deuxième parte du cycle, « Chante poésie ». Chaque version russe et anglaise fait appel à un compositeur différent. Par nostalgie personnelle sans doute ce sont les versions russes qui marquent le plus, les compositeurs américains s’attachant trop au sens littéral. Certes les courts poèmes de Nabokov restent en deçà du niveau des autres auteurs convoqués, mais ces souvenirs d’enfance, de cigales et de pluie sont charmants.
Dans le dernier cycle « Caprice étrange » mis en musique par l’excellente compositrice Isabelle Aboulker, on se heurte au problème insoluble de vouloir rendre la musique intime et particulière de la langue russe en français, quand bien même qu’ils semblent avoir été écrits en dans cette langue française. On retombe dans la mélodie française et non plus dans le chant russe, mais cette frustration n’est que personnelle car Aboulker tisse de jolies toiles de mélodies.
La voix diaphane, comme chant d’alouette de Julie Kogan, est poésie à elle seule. Ce timbre si personnel comme chant de l’aube est appel vers la rosée des mots. Ses effets de colorature ouvre l’espace des mots, sa façon de ciseler chaque mot, de faire respirer la nostalgie des sensations est unique.
donc un grand disque qui aura coûté près de quatre années de travail. Mais l’ineffable se mérite !
Comme si la vie un instant chancelante allait enfin se remettre en chemin.(Brodsky)
Gil Pressnitzer