Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
C’est l’un des passages obligés de septembre : le défilé dans les rues des étudiants bizutés. Panurgisme, soumission, sadisme, effet de meute. Chaque fois, ce spectacle me révulse et me peine. Je ne serai jamais pour l’interdire, mais j’aimerais que les bizuts se rebiffent. Par bonheur, mon cursus universitaire m’a épargné ce genre de rituel. Dans l’établissement où j’aurais pu le subir, j’ai contourné l’obstacle en intégrant directement la deuxième année. Quand je croise l’un de ces bizuts – à demi-nu, peinturluré, couvert de farine et d’œufs, portant un tee-shirt sur lequel est écrit « salope » au feutre – (chose vue ces jours-ci), je me demande comment j’aurais réagi en pareille situation. Mal, je pense. Très mal. Plutôt perdre une dent ou gagner un œil au beurre noir que sacrifier sa dignité. J’aurais été un mauvais coucheur refusant l’humiliation volontaire.
Cela dit, dans mes années d’études, j’ai éprouvé une autre forme de bizutage, un bizutage informel mais presque aussi redoutable. Des amphis pleins à craquer dans lesquels il fallait s’asseoir par terre, une université délabrée et lugubre, des cours souvent désespérant de médiocrité. Une seule solution : fuir. Baudelaire déplorait que le droit de s’en aller ne soit pas inscrit dans la déclaration des droits de l’Homme. Ne jamais négliger, en effet, le droit de s’en aller.
Début septembre : la « grande braderie » s’étend dans les rues toulousaines. Nous voilà bien. Le consumérisme dans ce qu’il a de plus repoussant, vulgaire, envahissant. Partout, la marchandise s’étale. Jamais la rue Alsace n’avait ressemblé autant à une galerie marchande à ciel ouvert – ce à quoi elle ressemble déjà trop souvent en temps normal. Voilà qui donne envie de devenir décroissant, casseur de pub, ascète. Même les petites rues n’échappent pas au déballage. Au milieu de la foule déambulent des soldats du plan Vigipirate et des policiers armés de fusils mitrailleurs. Cela renforce le côté irréel du spectacle. On se croirait dans un film de John Carpenter, comme Invasion Los Angeles ou New York 1997. Une vraie cour des miracles. Ce genre d’événement me donne envie de vivre dans un cabanon, une caverne, un souterrain, un château fort avec pont-levis. Huile bouillante en option.
Ma nature joyeuse et pessimiste à la fois me fait souvent méditer sur le peu d’avenir que portent les temps où nous sommes. Il suffit d’ouvrir un journal ou d’allumer la télévision – y compris dans ses émissions de « divertissement » (de Laurent Ruquier à Cyril Hanouna) – pour être désespéré tout à fait. Pourtant, ce n’est rien. La vraie vie est ailleurs.
Un dimanche matin, je suis hélé dans la rue Bayard par deux jeunes gens à vélo. L’un se présente, Pierre Adrian ; je reconnais l’autre : Philibert Humm. J’avais rencontré Philibert deux ou trois fois à Paris ces dernières années. Il avait vingt ans et des poussières, était critique littéraire à Paris Match et semblait avoir déjà tout lu. Depuis, il a fait éditer et a préfacé un beau roman oublié de Pierre Mérindol, Fausse route, au Dilettante. Quant à Pierre Adrian, j’avais lu son beau récit, La Piste Pasolini, et je lis ses chroniques dans L’Équipe Magazine. Il a aussi publié un roman, Des Âmes simples, aux excellentes éditions des Équateurs d’Olivier Frébourg. C’est pour ce même éditeur que Pierre et Philibert parcourent le vieux pays (à pied, en voiture, en bateau et donc à vélo) afin de donner une nouvelle version du Tour de la France par deux enfants d’Augustine Fouillée – ce manuel de lecture qui fut un classique sous la IIIème République. Nous prenons un café place Jeanne d’Arc. Ils ont acheté leurs vélos deux jours avant à Sète. Quinze euros pièce. Cela ne se refuse pas. L’un n’a pas de freins, mais la sonnette marche. Pierre et Philibert ont vingt-cinq ans ou presque. Ce type d’énergumènes nous convainc que rien n’est jamais perdu. Ils sont bourrés de talent, de joie, d’inquiétude, d’espérance. Pas le genre à être vissés sur leur téléphone portatif ou à prendre des selfies. Je parierais qu’ils n’ont pas d’amis sur Facebook ni de « followers ». Que dieu les en préserve. Ils sont dans le vécu, le concret, le réel. Pas dans les simulacres que la vie moderne réserve aux bizuts, aux esclaves consentants, aux consommateurs. Bonne route les enfants.