L’autre jour, j’ai mis un disque puis un autre et un autre encore, et la musique qui sortait de ma chaîne hi-fi me paraissait sinistre. Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce l’histoire qui recommence du capitaine Haddock qui recrache son whisky en criant « pouah! » parce que Tournesol y a ajouté un médicament anti-alcoolisme (Tintin chez les Picaros) ?
J’ai vidé les étagères, rempli le tiroir du lecteur CD, une rondelle après l’autre, ça me tapait sur les nerfs, ça me dégoûtait. Ensuite, j’ai attrapé le disque dur qui est gavé de MP3 et je l’ai branché à mon Macbook. VLC m’a balancé des flots de goudron et j’avais le moral qui descendait en-dessous de zéro. Suis-je amateur à ce point de musiques abrutissantes ? Les boucles de Steve Reich, les litanies de Peter Gabriel et le blues de Lightnin’ Hopkins sont-ils des poisons, en dernier ressort ?
Du calme, je me suis dit. Frotte-toi les joues et tire sur le lobe de tes oreilles, déglutis un coup, ça ira mieux. Je me suis laissé tomber dans un fauteuil et j’ai compris. A une époque, j’avais une théorie sur la pureté de certaines origines, ou sur les vertus purifiantes des noyaux. La révélation m’avait été donnée par une chanson de Gene Vincent : « Woman Love ». On pouvait retrouver ça avec Elvis, Louis et même Marin Marais. J’ai soudain pensé à la jeune Lio en robe cloche.
J’ai traversé la maison d’un bond. D’un carton abandonné dans le hangar, j’ai tiré les disques de B.B.King, Fats Domino, T.Bone Walker, Elmore James, de swing, de jump, de Roomful of Blues, Big Joe Turner, des trucs qui font « honk! » et « growl! », qui vous donnent envie de rouler le tapis, de passer le balai et de danser comme un possédé.
En deux heures, j’avais retrouvé la forme et j’ai fait démarrer la Ford dans le froid. Au doigt et à l’œil. La batterie était neuve, ça m’avait coûté un bras mais je n’avais plus ce poids dans la poitrine, je n’avais plus à m’inquiéter de rien. J’allais m’enquiller un énorme hamburger au goût de flamme et garni d’oignon, arrosé de bière tiède. J’ai enfoncé le bouton du lecteur CD, j’avais mis le deuxième album d’un groupe d’Albi qui joue dans la France entière et qui connaît son affaire, les Money Makers. J’avais connu certains d’entre eux alors qu’ils imitaient Dr John sous des coiffes emplumées de chef indien, ambiance Treme, ou en apprentis guitaristes qui se perdaient dans des grilles tchécoslovaques. Mais, avec leur disque érudit et rigolo, j’avais trouvé le filon. Au moins jusqu’au lendemain, jusqu’à ce que les démons reviennent, des vagues d’optimisme allaient me porter et je serai comme la goutte noire accrochée à un triolet sur une portée, dans une partition de Professor Longhair.
.
.
Note de la rédaction : le corps sans vie de notre collaborateur a été retrouvé ce matin dans sa voiture. Le moteur tournait, la radio hurlait un son que quelqu’un a désigné comme étant du « rythm’n’blues ». Les mains encore crispées sur le volant, notre malheureux ami avait les traits du bonheur sur son masque de mort. « Il a la banane », a déclaré un badaud. On pense en effet que la crise cardiaque qui l’a emporté est certainement due à un excès de joie. Nous savons comme la joie est dangereuse et que l’optimisme tue. Ils sont prohibés, strictement encadrés, chaque citoyen doit le savoir et s’en soucier. Encore un drame de la solitude et de la négligence qui ravagent notre société. Ci-dessous la fiche signalétique de ces Money Makers fortement soupçonnés d’avoir provoqué le décès d’un journaliste que nous regretterons longtemps, tant il était attentif et habile à casser le moral des troupes.
« En 2011, les dénommés Jean-Philippe Soler (Billy Hornett), Damien Daigneau et Matthieu Gastaldi (The Flyin’ Muffins) se retrouvent lors de bruyants rendez-vous. Ils discutent des heures durant, une veine palpitant à leur tempe et la lippe gourmande, de l’histoire du blues et du musicien Elmore James dont le titre « Shake Your Money Maker » leur sert de code. Ils montent un groupe d’action, armés de vieux instruments sans doute récupérés en Macédoine.
Un certain Tristan Camilleri, individu suspect ayant trempé dans d’autres complots, les rejoint en 2013. La formation à quatre est née. Le répertoire s’élargit, entre « Jump Blues et Early Rock’n’Roll, passant parfois par le Swing ou un Blues plus rude. » Les codes sont de plus en plus abscons.
Un premier album « Good Music For Hot Chicks » (Musique adéquate pour chaudes poulettes), composé essentiellement de reprises de standards du genre, brouille les pistes de leurs véritables buts. Il s’en suit de nombreux concerts et tournées dans toute la France (et la Suisse), ce qui prouve la création d’un réseau malfaisant et la mise sur pied de projets coupables.
.
.
Quand les contrats sont suffisamment juteux, les suspects agissent en gros orchestre, The Money Makers Big Band, avec une section de cuivres (saxophone baryton, deux saxophones ténors et une trompette). Après s’être enfermés en studio où notre surveillance n’a pas faibli, les MM publient en 2016 le manifeste « Be My Guest »
Jusqu’où ira notre hospitalité ? Sommes-nous voués à être toujours de bonnes poires ?
Nous invitons tous les bons citoyens de ce comté à aller épier les faits et gestes du groupe et de leurs contacts, simples auditeurs ou activistes du lindy hop ; ils organisent un raout au Rex une semaine avant les nauséeuses fêtes de Noël que nous sommes en train de rayer des calendriers pour préserver l’esprit mélodramatique qui doit être l’air du temps.
Attention ! Il s’agit d’une sorte de bal costumé, vous n’entrerez que cravatés et en talons aiguilles. A bon entendeur… »
Greg Lamazères
THE MONEY MAKERS BIG BAND & FRIENDS
SOIREE BLUES, SWING & ROCK’N ROLL
Le samedi 17/12/2016 à 21h30 – LE REX DE TOULOUSE