Nous sommes quelques-uns à croire qu’il n’y a rien de plus pur dans le rock qu’une chanson de Gene Vincent dans le genre de « Woman Love », Elvis 56 ou le Live à Hambourg de Jerry Lee Lewis. Ce rock’n’roll des origines, refusant les artifices et les compromissions, non par idéologie mais dans l’instinct animal le plus franc, élémentaire, en un mot américain, a eu des hauts et des bas. En France, quelques années après son apparition, Eddy, Johnny ou Dick l’ont vampirisé mais pas toujours affadi, car ils lui ont toujours voué un amour vrai. Après un long passage à vide dans le monde entier, sauf dans quelques poches de résistance farouche aux hippies de toute sorte, où la tribu chérissait les corsaires, le swing et la banane, il y eut un frémissement, suivi d’un retour fracassant. Si la vague française des années 80 a porté au genre un coup presque fatal (Forbans!), Bashung en a tiré en douce la substantifique moelle et, sur le territoire anglo-saxon, les Cramps ont dégainé leur version hantée et violente, le sous-genre psychobilly a fleuri et, bien sûr, ont surgi les Stray Cats, radicaux, exubérants, joyeux et audacieux, techniciens époustouflants et tatoués délirants, qui ont sauvé la mise en la raflant.
Ce rockabilly où l’on entend le rock des villes et la country des collines, le pot d’échappement et la langue du plouc, le honk et le swing, l’agression et la morgue, est racé comme une Ford Mustang, non comme ces robots à quatre roues qu’on vous vend aujourd’hui et dans lesquels il est impossible de distinguer le moindre piston. Il vous dénoue ce qui est en boule dans le ventre ou en travers de la gorge ; il vous secoue, vous transforme en lamelle d’accordéon, puis en héros plein de panache que les filles s’arrachent. C’est un blues speedé, giflé par les slaps et autres claquements de contrebasse, instrument qu’on fait valser comme une grosse fille, et martelé par une batterie réduite à sa plus simple expression – un assaut dirigé par la guitare demi-caisse à gros vibrato Bigsby, rutilante comme une Buick : accords clinquants et tremolos tue-mouche, soli tranchants, échos courts et reverb à ressort ! C’est une ballade qui tire les larmes et sent la gomina, chantée par un repris de justice à la coupe de douille et au tricot de peau impeccables, aux muscles et nerfs tendus et palpitants comme des câbles électriques, les jambes toute maigres flottant dans un Levi’s dûment numéroté, chaussé de creepers. Le gars est couvert de tatouages mais c’est du haut de gamme, de l’artistique, du vrai et du rude. Il fréquente des échoppes réservées et historiques où on vous grave comme un marin allemand, un bandit russe ou un samouraï japonais, et ne mettrait pour ien au monde les pieds dans ces boutiques au catalogue de rugbyman et de plagiste, de kéké quoi. Et puis, en descendant de scène tout à l’heure, parce que vous avez frôlé sa nana qui ressemble à Betty Boop, il vous bastonnera selon les règles. Ces rockers sont trop fiers, ou à cran – de vieux ados soupe-au-lait comme dans un film avec James Dean. Et toujours un peigne dans la poche arrière du jean. À Toulouse, il y a toujours eu un monde rockabilly vivant en marge et ne demandant rien à personne, « proud and humble ». Un ou deux merlans, des réparateurs de moto, un rassemblement de hotrod, des friperies et des chausseurs. Je connais des groupes locaux : La Roulette 50’s ou les Tom Cats. Ils ont du style et ça carbure.
Mais, comme le monde avance et l’égalité des sexes ne cesse de faire des progrès, c’est une femme insolente et amoureuse, juchée sur des escarpins écarlates (« Wild woman ») qui s’est emparé de la flamme rockab’ en montant sur la table, les poings sur ses hanches rebondies. L’industrie ne s’y attendait pas. Le public se frappe la poitrine et lâche même quelques euros pour acheter des disques, à nouveau. Moi-même, alerté par le batteur élégant et véloce des Tom Cats, je me précipite sur AllMusicGuide, la référence des sites d’information sur la musique, puis sur les pages rock du Guardian, sur Spotify, enfin chez un marchand de disques.
Je découvre que ce miracle presque marial qui a aussi tout d’une panthère dangereusement moulée, est une Irlandaise née en juillet 74 dans le quartier des Libertés à Dublin, qui cite Gene Vincent en exemple, rugit, mord et glousse comme Brian Setzer mais dans une robe à pois, attrape son mec par l’oreille comme une chanteuse de country-rock, légèrement burlesque, et se met en colère comme Eddie Cochran avec une bouche comme une fraise et l’œil qui frise. Elle ressemble aussi, quand elle profère de lascives strophes sur le vice, à la copine de Roger Rabbitt ; elle chante et feule l’amour ou les échecs sentimentaux avec le teint tout pâle, comme la mélancolique Crystal Gayle (dans Coup de Cœur avec Tom Waits, pour ce film de Coppola il y a longtemps) ; enfin, elle triomphe du monde cruel à la façon d’un Chris Isaak ou du grand Richard Hawley, avec flegme, autorité et une blessure au flanc.
Elle s’appelle Imelda May, n’a d’autre lien avec Mathilda qu’une certaine plastique, a démarré à seize ans, monté son groupe en 2002, s’est ensuite installée à Londres où le succès est venu au début de cette décennie. Elle compose son propre matériel qui est disponible sur quatre ou cinq albums jouissifs quoique très revival. Si vous n’aimez pas le rock’n’roll et les progressions d’accords en septième, allez au diable. Sorti cette année, aussi bon que Mayhem et Love Tattoo, Tribal est un recueil indiscutablement inspiré et habile, féroce et convaincant, bougrement sexy et musical, très tonique et bon pour les veines, curieusement pas aussi anachronique ou vain qu’on pourrait le penser. N’importe quelle femme vous dira qu’Imelda tombe juste, connaît ses sujets et sait se faire comprendre. Les hommes l’écoutent en matant sa croupe, la queue basse ou prêts à bondir. Elle a peut-être quelque chose d’Amy Winehouse, mais en pleine santé. En tout cas, mieux vaut Imelda que Beyoncé – on est encore dans la civilisation et l’esprit, même si les moyens sont résolument sauvages et les chattes des tigresses. Notons que son mari guitariste est grand dans son style, tour à tour blues, jazz et hard, et connaît sa bible sur le bout des doigts. De plus, il est constamment à ses côtés, jusqu’en studio et sur scène ; il surveille ces satanés coureurs de jupons qui infestent les salles et les coulisses. Dans ces conditions, comment allons-nous faire pour approcher la Reine du Rockabilly sans prendre une dérouillée ?
Nous ferions bien de relire une bédé de Lucien…
Greg Lamazères
Le Bikini – Ramonville
lundi 03 novembre à 20h00