La création mondiale du Voyage d’Automne de Bruno Mantovani, suscite déjà de multiples, enrichissantes et légitimes réflexions de toutes parts. Nous avons rencontré le baryton français Pierre-Yves Pruvot, déjà acclamé sur la scène du Capitole et qui va, à cette occasion, endosser le premier rôle de cet opéra, celui de l’écrivain Marcel Jouhandeau.
Rencontre
Classictoulouse : Le Capitole vous a invité pour la première fois en 2019 pour la création mondiale de L’Annonce faite à Marie de Marc Bleuse, à l’Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines. Le public toulousain vous a retrouvé rapidement, en 2020 dans Parsifal (Klingsor), puis en 2022 vous êtes revenu pour La Gioconda (Barnaba) suivi en 2023 pour Tristan und Isolde (Kurwenal). Deux opéras de Wagner… Quel est votre répertoire actuel ?
Pierre-Yves Pruvot : En fait mon répertorie est très vaste : français, italien, allemand. Je ne suis pas du tout spécialisé dans un compositeur ou un style. D’autant que je suis quelqu’un de très curieux, souhaitant aborder, voire enregistrer des œuvres confidentielles. J’aime partir à leur découverte. Ma voix est celle d’un baryton lyrique qui mûrit naturellement vers celle d’un baryton dramatique. À ce titre, j’ai pu aborder les opéras de Wagner et Strauss au cours de ces dernières années, tout en interprétant les grands rôles de Verdi et Puccini entre autres.
Etes-vous familier des créations mondiales et donc de l’opéra contemporain ?
J’ai souvent participé à des créations mondiales. Le premier opéra contemporain que j’ai chanté est Le Premier Cercle de Gilbert Amy lors de sa création mondiale à l’Opéra de Lyon en 1999 sous la direction de Michel Plasson. J’ai aussi à mon répertoire tout un éventail d’œuvres contemporaines, pour voix et piano, voix et orchestre ou ouvrages lyriques. J’aime bien me confronter à ces partitions, qui donnent l’occasion d’aborder d’autres langages musicaux et d’explorer d’autres facettes de sa propre voix, tout en étant dégagé du « poids » de précédentes interprétations…
Quelle a été votre réaction lorsque Christophe Ghristi vous a proposé d’intégrer la distribution de cet opéra ?
Très enthousiaste bien sûr, car je ne reçois pas tous les jours ce genre de proposition, et d’autant plus dans un théâtre qui m’est cher et où les moyens artistiques et techniques permettent de mener dans les meilleures conditions ce type de projet. Je connaissais auparavant le travail de Bruno Mantovani mais je dois avouer que j’étais impatient, tout comme mes collègues dans cette production, de recevoir la partition de ce Voyage d’automne.
Étiez-vous informé auparavant de ce voyage d’écrivains français dans l’Allemagne du IIIe Reich ?
Je n’avais pas en tête les détails mais oui, j’étais au courant de ce voyage. Cela dit, à part Brasillach et Drieu la Rochelle, je ne connaissais pas vraiment les autres personnages. J’ai donc lu rapidement le livre de François Dufay, Le Voyage d’automne, dont s’inspire étroitement le livret de cet opéra : c’est un ouvrage brillant tant par son style que par le patient travail de précision dans le recoupement des différentes sources privées et publiques pour retracer dans ses moindres détails ce voyage de compromission. Je me suis également procuré le livre de souvenirs de Gerhard Heller, Un Allemand à Paris, qui permet de se replonger dans le monde littéraire et artistique à Paris sous l’Occupation, et du point de vue de l’occupant, ce qui permet également d’éclairer la situation sous un autre jour. Notre metteur en scène, Marie Lambert-Le Bihan, nous a également proposé des pistes de lecture ainsi que des podcasts à écouter pour nous familiariser avec ce voyage et ces protagonistes. Je dois ici dire mon admiration à Dorian Astor pour son formidable livret, conçu en étroite collaboration avec Bruno Mantovani. Ce n’est pas facile de donner vie sur scène à des personnages aussi méprisables : ils ont choisi en toute conscience de collaborer avec le IIIe Reich et de se compromettre, lorsque certains de leurs collègues allemands juifs ont dû s’exiler pour survivre, tels Brecht ou Zweig, pour ne citer qu’eux, et le dernier jusqu’au suicide. Sans parler des autodafés organisés par le Reich, et notamment la liste Otto en France. Ils ont fait le choix de collaborer et de vivre une vie mondaine et somme toute confortable à Paris, alors que d’autres ont choisi la Résistance et en ont parfois payé le prix fort. Pendant ce temps, des milliers de femmes et d’hommes – juifs, homosexuels, communistes… – étaient déportés, massacrés, lobotomisés. Et ce voyage en Allemagne en 1941 n’est pas anodin : en dehors de toute réalité, les écrivains français ont traversé une Allemagne de carte postale, dans l’opulence, l’ivresse, la transgression – voire la débauche –, seulement préoccupés de leur gloire personnelle, drapés dans l’illusion que les nazis avaient mise en scène pour flatter leurs égos…
Vous chantez Marcel Jouhandeau, en fait le rôle le plus important de l’œuvre mais aussi le plus exposé dramatiquement : avez-vous fait un travail de recherche personnel sur cet écrivain mort en 1979 ?
Bien sûr. Je me suis procuré son livre, Le Voyage secret. J’ai lu des éléments biographiques pour cerner le personnage. J’avoue que je n’ai pas eu le courage de lire plus avant sa production littéraire. Il faut dire qu’il est l’auteur en 1937 d’un ouvrage intitulé Le Péril juif qui, rien qu’à son titre, fait froid dans le dos, ou bien d’un De l’abjection en 1939… Et puis le but de cet opéra n’est pas de faire une reconstitution historique façon biopic. Mes collègues et moi devons en tant qu’artistes donner vie à ces anti-héros en montrant différentes facettes. Nous nous devons d’apporter également une part d’imaginaire. D’ailleurs le livret, bien que fidèle à l’Histoire, prend tout de même quelques libertés. L’important était de prendre possession de nos personnages en tant que figures opératiques, avec toute la dimension poétique parfois et romanesque toujours que cela implique. Sans trop en dévoiler, le livret se glisse dans les interstices et les silences du livre de François Dufay. Nous ne sommes pas sur scène pour faire un cours ex cathedra sur l’évènement mais pour faire passer des émotions et susciter la réflexion. Marcel Jouhandeau fait des choses sur scène qu’il aurait peut-être aimé faire dans la réalité, lui qui était un introverti profond. De même, dans l’opéra, il a une tirade antisémite d’une rare violence, chose qu’il a écrite certes mais qu’il n’aurait jamais prononcée. J’ai lu des éléments biographiques, je sais qu’il a eu une vie intime très compliquée mais en même temps je n’ai pas voulu m’assommer de références historiques afin qu’elles n’aient pas trop de poids sur mon interprétation et laisser ainsi une place importante à mon imaginaire. C’est d’ailleurs ce qui parle le mieux au public. Tout en sachant que nous sommes tributaires des choix du compositeur et du librettiste ! Mais, pour une fois, nous les avons tous les deux sous la main, ce dont nous n’avons pas vraiment l’habitude ! Et c’est un enrichissement à double sens : nos interprétations font ressortir certains aspects de l’œuvre dont compositeur et librettiste n’étaient pas forcément conscients. Chacun apporte sa pierre à l’édifice et c’est un travail passionnant.
Quelles sont les difficultés vocales de ce rôle ?
Il n’y en a pas vraiment, sauf que le rôle est très long. Je suis en scène quasiment en permanence et souvent quand je ne chante pas, j’ai des scènes à jouer malgré tout. Si problème il y a vocalement, il se situe dans l’intonation et le rythme de la prosodie, donc du côté purement musical du rôle. Au niveau tessiture, le rôle ne me pose pas de soucis particuliers. Par contre sa construction dramatique est difficile car c’est un personnage qui vit dans un monde à lui, loin des autres. Pour Marcel Jouhandeau, ce voyage n’est pas un acte politique, il le vit comme un voyage d’amour aux accents très adolescents et à sens unique avec Gerhard Heller, cet officier allemand responsable de la Culture à Paris. Il est totalement indifférent au poids de sa présence dans ce voyage, et aux enjeux corollaires. L’opéra nous montre les événements à travers le prisme de sa vision, complètement décalée par rapport au drame qui se joue en Europe. Mon travail d’interprète, au-delà du jugement que je porte en tant qu’être humain, consiste à creuser les failles et les fractures intimes du personnage tel qu’il nous est présenté à travers le livret et sa mise en musique. Il en va de même pour d’autres rôles comme Wotan, Golaud ou Scarpia, par exemple. Tous ont des zones d’ombre dont il faut nourrir nos interprétations. Ce qui leur donne davantage de relief. Avec Marcel Jouhandeau, le terrain est fertile. Imaginez, cet homme, très connu, marié, menant une double vie car il est homosexuel, amoureux d’un officier allemand et tout ça sous les yeux de Goebbels. Cela tient de l’impensable ! Il a tout consigné dans ses carnets. S’ils étaient tombés entre les mains d’une mauvaise personne, c’était la mort pour tous les deux. Interpréter un tel personnage, qui à bien des égards suscite en moi de l’effroi, n’est pas une mince affaire ; il est essentiel de trouver des dimensions poétiques et opératiques.
Quelles réflexions vous inspirent ce voyage en tant qu’événement historique ?
C’est terrible de constater que l’Histoire se répète et que cette époque-là fait terriblement écho à la situation contemporaine. Tout ce qui se passe dans le monde, et encore dernièrement sans entrer dans le détail, nous montre que les totalitarismes prennent le pas. Je suis malheureusement persuadé que la Culture en subira de lourdes conséquences. Cela dit, tant qu’il existera des théâtres d’opéra, on peut toujours espérer…
Quels sont vos projets après ce Voyage d’automne?
[Rires !!!] Je vais me reposer, en plein cœur des Alpes, où je réside, car cette création demande beaucoup d’énergie, de concentration et d’investissement, entre la préparation musicale, dramatique et dramaturgique, et l’immersion dans les pages les plus sombres de l’Histoire. Après ces représentations, j’aurai besoin de nature, d’isolement et surtout de ma famille ! Puis je reprendrai concerts et récitals dans les prochains mois, et notamment un autre voyage, d’hiver cette fois, le Winterreise de Schubert, spectacle conçu par ma compagne, Caroline Blanpied, où je chante le cycle mis en scène avec la projection d’un long-métrage que nous avons réalisé ces derniers mois : une aventure extraordinaire ! Et en espérant bien sûr revenir bientôt sur la scène du Capitole…
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
En savoir plus :
> Voyage d’automne, opéra en création mondiale de l’Opéra national du Capitole
> Entretien avec Bruno Mantovani