Parmi les centaines de romans qui paraîtront cette rentrée en France, il en est deux qui ont déjà été fortement remarqués dans leur pays d’origine, les Etats-Unis pour « James », de Percival Everett, et l’Angleterre pour « Nos soirées », d’Alan Hollinghurst. Deux grands livres sur les liens de famille et la force de l’amitié, sur le racisme et la puissance des mots pour lutter contre la fatalité et la bêtise.

Percival Everett. Photo Michael Avedon
« James », de Percival Everett, a tout pour intimider le lecteur. C’est une réécriture avouée du classique de Mark Twain (sorti en 1884), donnant cette fois-ci la parole à James, l’esclave noir, jeune père de famille, ami des deux petits blancs Huck et Tom. Et c’est un énorme succès aux Etats-Unis, auréolé de deux prix majeurs : le National Book Award en 2024 et le Pulitzer en 2025. Les premières pages de cette fuite vers le Nord et la liberté ne font rien pour nous rassurer. Les dialogues paraissent obscurs – et même gênants – avec l’utilisation du « parler d’esclave », soit un langage appauvri, quand James s’exprime. On comprend pourtant assez vite que cette manière de s’exprimer était une façon parmi d’autres pour les blancs du XIXe siècle d’inférioriser les noirs, considérés pour beaucoup comme de simples bêtes de somme. « Ça leur plaît de vous corriger et de penser que vous êtes stupides », résume James.
Lire, c’est être libre
Or, cet esclave aussi lucide que débrouillard est tout autre : il a pu apprendre à lire et écrire et à acquérir une culture livresque ayant affûté sa pensée. Il voit la pratique de la lecture comme « absolument intime, absolument libre et, par conséquent absolument subversive ». Il affirme aussi que « de la maîtrise de la langue, de l’aisance à parler dépend la capacité à se mouvoir dans le monde en sécurité » ? James va jusqu’à entretenir des dialogues imaginaires avec des philosophes comme Rousseau ou Voltaire. A ce dernier, il demande : « Comment expliques-tu l’esclavage ? Pourquoi mon peuple y est-il soumis, et traité avec tant de cruauté ? » Mais, il doit cacher sa sagacité intellectuelle en présence des blancs, qui en feraient une raison de plus pour le maltraiter.
Une fois passé le premier chapitre, « James » devient un palpitant roman d’aventures, fidèle à son modèle, nourri d’innombrables péripéties et de personnages diablement pittoresques. Bien sûr, la dénonciation du racisme, de la ségrégation et de l’esclavage est bien là, développée lors de scènes parfois terrifiantes. Et cette sensation de vivre « au quotidien, la menace, la promesse de se faire tuer. » Mais l’auteur fait tout autant preuve d’un sens inouï du romanesque, qui embarque le lecteur dans des aventures dont le Mississippi est le fil conducteur et la soif de liberté le moteur vital. Démarré de manière un peu poussive, « James » se dévore ensuite à la vitesse de l’éclair.

Alan Hollinghurst. Photo Robert Taylor
Un demi-siècle sur les planches anglaises
Bien plus épais, « Nos soirées procure le même plaisir de lecture – d’une intensité rare. S’il est très différent de « James », le roman » d’Alan Hollinghurst place aussi au cœur de son intrigue le poids de la discrimination et – outil pour s’en défaire – l’importance des mots face au « langage du mépris ». David Win est un jeune métis, dont la mère anglaise a toujours caché qui était son père birman. Brillant élève, lecteur avide d’Henry James et P.G. Woodhouse, ce garçon plein d’avenir obtient une bourse pour suivre ses études dans une école prestigieuse. Parmi ses camarades figure le fils de ses mécènes, sale gosse qui n’aime rien tant que martyriser les autres élèves ; « une vraie ordure, un tricheur et une petite brute ». « Nos soirées » va suivre le destin de ces deux êtres aux antipodes de 1961 à nos jours, David Win devenant un acteur de théâtre célébré à défaut d’être célèbre après avoir quitté brutalement l’université d’Oxford, alors que Giles Hadlow, contrairement à ses riches parents, incarnera le pire de la politique anglaise, réactionnaire et anti européenne. Alan Hollinghurst se passionne bien plus pour son personnage artiste que pour son fieffé brexiteur, qu’on ne voit réapparaître que de loin en loin (ce qui n’est pas plus mal). On découvre un monde des planches où il faut des années pour se faire connaître, en passant du théâtre expérimental aux chefs-d’œuvre de Shakespeare, le tout saupoudré de petits rôles à la télévision et au cinéma pour faire bouillir la marmite. Cet aspect du roman est palpitant, tout de flamme jamais éteinte pour un art tellement exigeant.
Formidable saga familiale
Le livre est aussi une exploration intime, celle d’un homme qui doit accepter le mystère de ses origines puis son homosexualité, d’abord discrète puis vécue pleinement auprès de trois compagnons successifs. « Nos soirées » est enfin un superbe portrait de femme en la personne de la mère du héros, couturiere qui donnera un sens à sa vie aux côtés d’une femme. Tout comme « L’affaire Sparsholt » (Albin Michel, 2018), cette nouvelle saga familiale d’Alan Hollinghurst, brillamment traduite par David Fauquemberg, se lit passionnément, à un rythme soutenu, tant on a envie d’avancer dans l’histoire, de raviver des souvenirs qui « s’ouvrent et de déploient comme par magie », d’accompagner les personnages dans l’accomplissement de leurs désirs, de les épauler quand les drames surviennent, de les soutenir quand la mort frappe.
« James », de Percival Everett (traduit par Anne-Laure Tissut – sacrée prouesse !-, Éditions de l’Olivier, 285 pages, 23,50 euros).
« Nos soirées », d’Alan Hollinghurst (traduit par David Fauquemberg, Albin Michel, 609 pages, 24,90 euros).