Intitulée « Manifeste ORLAN. Corps et sculptures » et rassemblant une centaine d’œuvres et de documents, une rétrospective du travail de l’artiste est actuellement à l’affiche à Toulouse, aux Abattoirs.
Au terme de la visite de l’exposition qui lui est consacrée aux Abattoirs et qu’elle vient de commenter pour les journalistes, ORLAN insiste pour que ces derniers écrivent son nom comme elle le souhaite : «Je suis ORLAN, avec chaque lettre en capitale!». Elle demande également de ne pas révéler son véritable patronyme, qu’elle n’a pas choisi: «Si vous ne mettez pas mon nom parental je vous fais des baisers gratuits…», promet celle qui acquit une reconnaissance internationale avec sa performance « le Baiser de l’Artiste », en 1977. «Dans ma vie, il y a eu un avant et un après « le Baiser de l’Artiste » comme il y a un avant et un après Jésus-Christ pour les chrétiens ! C’est une œuvre pour laquelle j’ai dû déployer impertinence, espièglerie, acharnement, détermination et courage», assure-t-elle.
Cette performance qui fait date dans l’histoire de l’art contemporain eut lieu à Paris, au Grand Palais, pendant la Fiac (Foire internationale d’Art contemporain) où ORLAN n’était pas invitée. Elle s’y installe pourtant, assise sur un piédestal derrière une représentation de son corps nu, «en criant: “5 francs le baiser de l’artiste, une œuvre conceptuelle et charnelle pas chère, une œuvre à la portée de toutes les bourses !” […] Je déclenchais pour chaque baiser un magnéto diffusant la Toccata en ré mineur de Bach. Lorsqu’après quelques mesures je décidais que c’était terminé, je déclenchais une sirène d’alarme électronique qui représentait le “surmoi” et marquait la fin de “l’embrassade”. Beaucoup d’hommes et de femmes ont fait la queue pour ce baiser de l’artiste, j’ai eu un succès fou!»(1), raconte-t-elle dans son autobiographie.
Dans l’effervescence des mouvements féministes, elle entend alors dénoncer non seulement la très faible place réservée aux femmes artistes au sein du marché de l’art et plus largement dans l’espace visible de l’art, mais aussi la dimension binaire des rôles assignés aux femmes qui, aux yeux de la pensée patriarcale, sont soit des saintes, soit des putains. Volontairement provocatrice, l’œuvre crée un électrochoc dans le milieu de l’art français et ORLAN perd son poste d’enseignante à Lyon.
Intitulée « Manifeste ORLAN. Corps et sculptures », la rétrospective toulousaine montre comment, dès la fin des années 1960, l’artiste décide de sortir du cadre pour confronter son corps à l’espace et en prendre pleinement la mesure. Procédant à une déconstruction de territoires où les femmes sont invisibilisées (la rue, l’histoire de l’art, le musée, les monothéismes, la famille), elle retourne ainsi les rôles stéréotypés. La première salle du parcours de l’exposition présente la série de photos du strip-tease réalisé en 1974, où elle dédrape progressivement son corps nu des linges de son trousseau. On y voit également la représentation des fragments de son corps vendus sur un marché portugais entre 1976 et 1977 – performance annonçant « le Baiser de l’Artiste ».
En 1968, ORLAN réalise son premier « MesuRAGE », première performance d’une longue série activée pendant plus de quarante ans. Réunies à Toulouse, les archives de plusieurs d’entre elles réalisées en Europe et aux États-Unis permettent d’en comprendre l’ampleur. Elle y suit un protocole précis, expliqué en ces termes: «J’enfile une robe faite avec des draps de mon trousseau, toujours la même jusqu’à usure complète ou presque. […] Je mesure le lieu à l’aide de mon corps en m’allongeant au sol et en traçant un trait à la craie derrière ma tête, puis je me mets à quatre pattes et j’avance de nouveau et m’allonge sur le dos en mettant mes chaussures au ras du trait. Je comptabilise avec un, deux témoins ou plus le nombre d’ »ORLAN-CORPS » contenus dans cet espace. J’écris le constat, je quête de l’eau, j’ôte ma robe, je la lave en public, je fais des prélèvements de cette eau sale dont je remplis des flacons qui seront ensuite étiquetés, numérotés et cachetés à la cire.»(1)
Revisitant l’histoire de l’art, ORLAN détourne les chefs-d’œuvre de la peinture, s’identifiant successivement aux modèles féminins célèbres de la « Vénus » de Sandro Botticelli (1484-1485), « la Grande Odalisque » de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1814) ou l’ »Olympia » d’Édouard Manet (1863). Elle interpelle sans cesse sur l’écriture de l’histoire et s’empare de « l’Origine du monde » de Gustave Courbet (1866), œuvre sulfureuse aujourd’hui visible au Musée d’Orsay: refusant la réduction d’une femme à son anatomie, sans bras, ni jambe, ni visage, elle exhibe un sexe masculin dans une posture identique et intitule le détournement « l’Origine de la guerre » ! Le résultat est semble-t-il bien plus scandaleux que le tableau de Courbet, puisque le visiteur devra lever les yeux très haut pour apercevoir celui d’ORLAN – au Musée d’Orsay, « l’Origine du monde » est bien plus accessible au regard des amateurs d’art.
La rétrospective présentée aux Abattoirs rassemble une centaine d’œuvres et de documents réalisés depuis les années 1960 jusqu’aujourd’hui. Les pièces sont issues d’un très large éventail de médias, dont des sculptures, son robot « ORLAN-OÏDE » (photo), des photographies, des vidéos, des performances, etc. L’exposition met en valeur des œuvres iconiques et d’autres plus méconnues – provenant de collections publiques et privées, ainsi que de l’atelier de l’artiste – augmentées d’archives historiques.
Cette rétrospective témoigne du goût immodéré d’ORLAN pour l’autoportrait: épousant successivement toutes les identités traditionnelles assignées aux femmes, elle s’amuse à déjouer les codes de la représentation, de la Fiancée à la Sainte. On la voit tour à tour en sainte martyre mise à nue et en religieuse décidée, en Vierge blanche et en Vierge noire, dans ses processions théâtralisées organisées à Venise au Palazzo Grassi, ou à Paris au Centre Pompidou, et sur des photographies pour lesquelles elle se met en scène, soulignant avec solennité et humour l’ambiguïté de la Madone, à la fois femme sacrée et femme objet.
Dès 1975, son manifeste de l’Art Charnel est pour elle un moyen de faire un pas de côté avec l’Art Corporel et de se positionner autrement. Elle le définit ainsi: «L’Art Charnel est un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s’inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un ready-made modifié, car il n’est plus ce ready-made idéal qu’il suffit de signer.»(1)
Dans les années 1960, elle porte des masques japonais issus du théâtre Nô pour la série « Corps Sculpture » ; destinées à l’autoportrait et à l’enlaidissement, ses fameuses performances chirurgicales (1986-1993) transforment son visage lors d’opérations filmées et photographiées, pour dénoncer la chirurgie esthétique comme instrument de «la normalisation du corps» ; avec ses deux séries « Self-Hybridation », elle fusionne les images de son visage à d’autres visages pour fabriquer une troisième image. Ces pratiques de l’autoportrait génèrent la création de véritables masques qui posent la question des diktats imposés aux femmes occidentales et affirment le refus des mécanismes d’un système qui conditionne et normalise les corps. ORLAN, ou comment échapper à «une société qui nous désigne les modèles à intégrer, que ce soient ceux de l’histoire de l’art ou ceux des magazines ou de la pub, la femme qu’il faut être, l’art qu’il faut faire et ce qu’il faut penser.»
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) « Strip-tease. Tout sur ma vie, tout sur mon art » (Gallimard, 2021).
Exposition « Manifeste ORLAN. Corps et sculptures », jusqu’au 28 août, du mercredi au dimanche, de 12h00 à 18h00 (jeudi jusqu’à 20h00, hors vacances scolaires) ; Performance « ORLAN-CORPS-de-livres », jeudi 9 juin, 18h30.