Le 15 novembre dernier, le Théâtre du Capitole invitait l’ensemble toulousaine de cuivres anciens Les Sacqueboutiers à animer un dialogue musical entre deux compositeurs séparés de 4 siècles mais que réunit un intense élan révolutionnaire. Ont ainsi été révélés les liens subtils qui transcendent les ans, au-delà des évidentes différences de style d’écriture musicale qui caractérisent Claudio Monteverdi et Luciano Berio. Madrigaux et motets du premier ont alterné avec les plus originales Sequenze du second.
Si les contrastes d’écriture explosent véritablement dès la première passation de relai, les liens se tissent peu à peu au cours de cette soirée largement hors norme. Outre ses deux directeurs artistiques, Jean-Pierre Canihac, au cornet à bouquin et Daniel Lassalle, à la sacqueboute, l’ensemble instrumental proprement dit regroupe ce soir-là la violoniste Hélène Médous, la violoncelliste Susan Edwards, le théorbiste Josep Maria Martí et l’organiste et claveciniste Saori Sato.
Ce groupe de musiciens, particulièrement aguerris au style renaissance et baroque, accueille cette fois comme soliste la grande mezzo-soprano italienne Monica Bacelli dont les qualités vocales et expressives se révèlent en parfaite osmose avec un tel répertoire. Les étapes de ce double voyage consacrées à Claudio Monteverdi empruntent aux partitions de la « seconda prattica », cette nouvelle manière de composer qui illustre l’invention du fameux « recitar cantando ». A partir de 1605, les œuvres vocales du génial Crémonais donnent la priorité au texte dont la musique doit soutenir l’émotion. C’est bien sous cet angle que Monica Bacelli et ses musiciens abordent les trois madrigaux profanes et les deux motets sacrés qui balisent le concert. On admire en particulier l’interprétation sensible de la fameuse « Lettera amorosa », extraite du Livre VII des madrigaux, parfaite réalisation de ce « recitar cantando » novateur. Le stimulant dialogue entre la voix et le cornet à bouquin dans le subtil emprunt au livre IX des Scherzi musicali, « Zefiro torna », constitue un autre des grands moments de ce volet renaissance. En outre, le dernier « Amen » du motet Confitebor tibi, Domine conclut le concert sur un irrésistible frisson d’émotion. Dans toutes ses interventions, la cantatrice manie avec art et sensibilité une ornementation subtile des textes originaux.
La confrontation sous forme d’alternance de cette révolution musicale du 17ème siècle avec celle, tout aussi radicale, provoquée par 4 des 14 Sequenze imaginées par Luciano Berio ménage à la fois contrastes et continuité. N’oublions pas que le compositeur italien se réfère à son illustre prédécesseur lorsqu’il compose en 1984 son opéra pour voix, orchestre et bande magnétique, intitulé… Orfeo II ! Berio considère ses Sequenze, comme des rencontres humaines entre le compositeur et un virtuose qu’il pousse au maximum de ses possibilités techniques et expressives.
Ce soir-là, le premier à se frotter à ces exigences est le trompettiste Clément Formatche, aussi habile au cornetto ou à la trompette baroque. Il confronte ici son impressionnante virtuosité sur l’instrument moderne à l’accompagnement étrange d’un piano. Il s’agit là d’un piano « muet » mais « résonnant » dans lequel le trompettiste joue pour obtenir des nappes sonores qui transforment la trompette (monodique) en un instrument polyphonique. Le pianiste, en l’occurrence Aymeric Fournes, joue des accords sans les faire sonner en libérant les cordes sous les étouffoirs. Des techniques instrumentales développées par les grands jazzmen, allant du trémolo au flatterzunge, sont également utilisées dans cette pièce hallucinante brillamment interprétée.
La Sequenza IX pour clarinette révèle, d’après Berio lui-même « les symétries et les redondances d’une longue mélodie ». Le discours développé ici par l’interprète, Elsa Centurelli, explore toutes les possibilités spécifiques de la clarinette, sa vocalité naturelle et son exceptionnelle vélocité. La splendide sonorité de l’interprète habille l’œuvre des nuances les plus extrêmes, du pianississimo au fortississimo ( !) dont certaines tiennent du miracle !
La Sequenza VIIb pour saxophone soprano est la transcription écrite en 1993 par Claude Delangle de la Sequenza pour hautbois composée en 1969 par Berio. Parmi les 12 sons de la gamme explorés par l’instrument, la note Si, émise par un autre instrument, ici l’orgue positif tenu également par Aymeric Fournes, devient un ostinato, fil d’Ariane de la pièce. Elle correspond dans la nomenclature anglo-saxonne à la lettre H, en hommage au célèbre hautboïste Heinz Holliger auquel l’original pour hautbois est dédié. Le saxophoniste Thomas Bartélémy en déploie toutes les sonorités possibles, de la plus éthérée à la plus « sale » empruntée au monde vivant du jazz. La performance en impose !
La dernière pièce de la série, peut-être la plus « spectaculaire » n’est autre que la Sequenza V pour trombone. Où l’on retrouve Aymeric Fournes, décidemment homme-orchestre de ce concert, dans un numéro clownesque. Affublé d’un nez rouge, il rend l’hommage voulu par le compositeur au célèbre clown suisse Grock qui interrompait souvent ses sketches par la question « Why ? » (pourquoi), clé de voûte de cette Sequenza. La sonorité de ce mot correspond à l’utilisation de la sourdine « wha-wha » qui permet à l’instrument d’imiter la voix humaine. Le matériau sonore de cette pièce comporte donc trois composantes : le son normal du trombone, celui lié à l’utilisation de la sourdine et la voix de l’interprète. Car malgré les efforts du musicien, l’instrument n’arrive pas à accoucher de ce « Why » indispensable, et c’est le musicien lui-même qui le prononce, comme le faisait Grock dans ses spectacles. Aymeric Fournes endosse tous les rôles qui lui sont dévolus avec un talent réjouissant d’acteur autant que de musicien.
Monteverdi-Berio, ce rapprochement de deux grands inventeurs de musique, qui apparaissait d’abord comme une gageure, a finalement ouvert de belle perspectives de dialogues en dépit des siècles de distance ! A quand de nouvelles incursions des Sacqueboutiers dans des domaines aussi fructueusement inattendus ?
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse