Je ne connais pas mes lointaines origines. Mais un homme, un poète, un songwriter, les connaît pour moi. Il ne me les nomme pas, il les chante. Cet artiste ne se trompe pas. Tapi au cœur des pâturages de nos souvenirs ancestraux, il nous y conduit, en éclaireur, et défriche les chemins qui mènent tantôt sur les rivages, tantôt dans le creux des montagnes qui donnent de l’écho. À travers sa musique, il fait glisser les plaques tectoniques au grondement des drums de son batteur. Seul les murs qui divisent s’effondrent dans ce séisme. La lumière se répand alors, sans frein, partout de la même manière, comme un éternel coucher de soleil qui aurait trouvé la faille du temps. Il n’y a plus qu’une seule ombre, celle de l’homme, et de son arbre, toutes deux mêlées.
J’ai traversé la Méditerranée, un soir où Piers Faccini se produisait(1). En fermant les yeux, sans bouger, sans embarcations, ni voyage. Et même si les continents ne faisaient qu’un, même si cette mer se rétrécissait au point de n’être plus qu’un fleuve, elle demeurait majestueuse et porteuse de rêves. Le sien d’abord. Le rêve du poète. Celui d’une île baignée de bleu, du ciel aux plages de galets, et brassée d’horizons. Sur cette île, un mélange de ses racines et ses inspirations, un ferment d’Angleterre et de Sicile — et comme si les Cévennes, son lieu de vie, étaient eux aussi une île —, un enfant se tient debout, le regard dans l’écume, et l’écume prête à recouvrir ses pieds. C’est le fils du chanteur et il illustre son dernier album, I Dreamed An Island. Le fils, l’héritage, la continuité, la promesse. Le rêve fait homme. Il est bien jeune pour prendre le large mais il partira lui aussi, et s’imprégnera d’autres cultures. Cette île, c’est à la fois le point de départ et le point d’arrivée ; une terre d’ancrage et une terre pleine de promesses, comme une autre île, non loin de la Sicile, Lampedusa.
De timides lampes tombent du ciel, ce soir-là, recouvertes d’une dentelle forgée, imitant le maillage du Moucharabieh. Et les ampoules cherchent moins à éclairer qu’à souffler leur lumière. Sur la scène, Piers entre en premier, seul. Le berger, passeur de culture, annonce, par son premier titre, le rassemblement de ceux qui rêvent comme lui. Son premier chant soulève nos premiers frissons. En maître de l’épure, il se lance en guitare-voix seul, frôlant la complainte d’un Matteo Salvatore (Il Lamento Dei Mendicati). Puis entrent à leur tour, un italien et un algérien : Simone Prattico le batteur et Malik Ziad, le joueur de gumbri et mandole. Délicatement, l’air s’épaissit d’effluves de peaux tannées, se réchauffe, tandis que le blues palabre avec la musique populaire arabo-andalouse. Les premiers rythmes s’accélèrent et je reconnais la grimace du batteur, aperçue lors d’un précédent concert(2). Il fait mine de se mordre la lèvre inférieure. Dans sa mimique mafieuse, à peine visible — il faut être tout prêt pour la voir —, sa lèvre inférieure disparaît comme s’il y puisait une plus grande concentration ou qu’il se retenait de tomber d’un équilibre précaire. Cette grimace signe l’arrivée d’une tempête harmonieuse, une cascade de battements désynchronisés.
A Storm Is Going To Come. À sa demande, nous brisons le mur de notre pudeur et mêlons notre voix à celle de Piers. A Storm Is Going To Come. Nous devenons l’instrument même du métissage qu’il érige en valeur et dresse en flambeau dans la nuit noire des exilés, des déracinés, à la recherche d’une nouvelle terre promise. Home Away From Home. Nos voix n’en font qu’une, à l’image de cette ombre unique. Ce brassage s’accorde avec la diversité des instruments dont Piers s’inspire. Tout se mêle y compris dans la pratique même de chaque instrument : comme lorsque Simone tape avec l’une de ses baguettes sur les cordes de la guitare de chanteur ; une envolée déjà jouée sur Cloak Of Blue, lors d’un concert à Nashville.
Puis vient le temps de l’hymne, Bring Down The Wall, chanté en réponse aux idéologies qui divisent les peuples et construisent des barrières de ciment et de préjugés. Un hymne dont la couleur se teinte de musique touareg, l’occasion pour Piers de brandir son bendir, tambour sur cadre du Maghreb, en étendard de cette nation multi-culturelle sans frontières : est-ce si utopique d’élire le cœur comme seule et unique nation ? Une nouvelle tempête de rythmes s’annonce. Et Piers lance à la volée un appel : parmi nous, dans la salle, un autre instrument du Maghreb, des karkabous, attendent des mains chaudes pour produire une nouvelle couleur à ce concert. Les karkabous, sortes de castagnettes plates, émettent un son proche de celui que font les sabots d’un cheval sur le bitume. Un homme, Djamel, le détenteur des karkabous, s’extrait du public et monte sur scène pour une démonstration, lorsqu’il en aura le signal, au milieu d’une autre chanson. Il exécutera une danse dont la chaleur n’aura d’égal que la joie du partage illuminant son regard et son sourire, tandis que nous prenons part à cette fête, témoins privilégiés d’une improvisation entre amis, à l’arrière d’une boutique, perdue dans le dédale d’un marché d’Afrique du nord.
La confession succède à la frénésie. L’accent et les modulations de voix de Piers, contant sa poésie sous cet unique arbre générationnel, convoquent en moi l’image de Nick Drake. Aux mailles de Nick se croise le scintillement, l’incandescence, le lyrisme sur le fil, propre à Jeff Buckley. Partant des sonorités de ce maillage intemporel, je me surprends à déterrer le souvenir d’un voyage sur les rives du Bosphore, lorsque mes matinées éclosaient aux chants du muezzin, ignorant de quoi serait fait la journée. Ils me recouvraient d’une volupté familière, comme la musique à ce concert, et me faisait miroiter un chez-moi de l’Orient. Une maison loin de ma maison. Une île au milieu de la terre. Home Away From Home.
(2) Soirée au cours de laquelle Piers Faccini a présenté trois artistes signés et produits sur son label Beating Drum. Concert donné au Metronum, à Toulouse, le 05 mai 2015.
À lire également, l’article (et d’autres sur le même artiste) sur le blog La Maison Jaune.
Un article de Ma Théière à mémoire