Tandis que les nouveaux Jacques (1), semblables à leurs prédécesseurs du Moyen-Age, révoltés de voir leurs vaches aux yeux si doux euthanasiées par troupeaux entiers, allument partout des feux qui ne sont pas de joie, j’ai eu le privilège d’assister à deux concerts exceptionnels qui m’ont fait chaud au cœur avant Noël.
NADAU
Ce soir-là, je ne sais pourquoi, je me remémorais un vers d’un poète persan dont j’ai oublié le nom « Dans le vent froid de l’automne chante un oiseau aveugle qui a perdu sa compagne. »
Humant les flagrances des senteurs de la forêt, des feuilles mortes dégageant une odeur de terre humide, des notes de pin sylvestre, de châtaignier, de sapin et de cèdre, avec une touche de mousse de chêne, et par-dessus une odeur âcre de feu de bois, je me réjouissais d’assister à un concert qui, je le pressentais, allait me délecter.
Tandis que les étoiles prenaient place comme un public sur un gradin.
Il y a fort longtemps que je souhaitais entendre Joan de NADAU, qui d’habitude se produit dans des zéniths, à l’Olympia ou à la Halle aux Grains de Toulouse, devant des centaines de personnes, reprenant en chœur ses chansons et agitant de grands drapeaux occitans. J’avais la chance d’aller assister à l’un de ses concerts privés dans son terroir commingeois, au plus près de ses racines.
Joan de Noël juste avant Noël: quel cadeau !
« J’ai pris le nom d’un vieux qu’il y avait chez nous qui s’appelait Joan de Nadau. Chez nous, comme en Béarn, les gens ne s’appelaient pas par leurs noms: ils s’appelaient par le nom de leur maison, le prénom suivi du nom de leur maison. Sa maison, c’était Nadau à Antignac, à côté de Luchon. Et lui s’appelait Joan. On disait donc Joan de Nadau. Et moi, cela m’avait toujours plu d’entendre ce nom-là, Jean de Noël. »
L’ambiance était conviviale, bon enfant même: il y avait autour de moi des mamies pétulantes et des bébés tous mignons dans leur poussette, des vieux portant des bérets et des jeunes des casquettes (comme moi), des amateurs de bals trads et même des vieux rockers (comme moi encore).
Je me serai cru à l’une des ces veillées autour du cantou, de la grande cheminée, où brûlait un grand feu de bois, d’acacia très odorant, dans la vaste salle à manger de ma grand-mère Eugénie: elle y conviait ses voisines-copines, et elle racontait des histoires transmises par le bouche-à-oreille, comme celle « des femmes enlevées par l’ours qui ne voulaient plus rentrer à ma maison » (ce qui faisait rire tout le monde); puis Veronica, la passeuse du bac, venue du Piémont italien pour fuir la misère et le fascisme, chantait une chanson d’amour malheureux, Bel Galant. Enfin on poussait la table, on servait du vin chaud et des oreillettes parfumées à la fleur d’oranger. Et Firmin, l’accordéoniste, un républicain espagnol qui avait fui le franquisme, faisait danser tout le monde avec ses pasodobles.
Mais si j’ai trop peu entendu parler le « patois » dans mon enfance, je trouve cette langue occitane belle et poétique; je l’ai redécouverte grâce à Henri GOUGAUD (2), à quelques groupes amis comme la Talvera (3) ou Cocanha, Rosina de PEIRE ou Muriel BATBIE-CASTELL (4).
Et bien sûr de Joan de NADAU ce soir-là.
Qui a commencé son concert en faisant chanter par tout le monde (même moi) le Se Canto, cet hymne béarnais du XIVe siècle attribué à Gaston FÉBUS, comte de Foix et vicomte de Béarn.
Et même les bébés tapaient dans leurs mains.
Puis il a égrené (comme on le faisait à la veillée avec les haricots) ses grands succès: Saussat, qui évoque la Cascade des Cheveux de Madeleine, la bergère dévorée par les loups pendant que sa fée protectrice était allée courir le guilledou.
« Quand le vent vient d’Espagne, la montagne pleure parce que la neige fond. »
Le Saumon, un poème parabole sur nos vies:
Je suis né en février, léger,
A Bedous, pays de berger, léger,
Ou le gave court un peu plus doucement,
Léger, léger, légèrement.
Je n’ai pas senti le temps,
J’y suis resté un an,
Je suis parti au printemps,
Vers le bout de la grande mer.
Là bas, à l’océan,
Il y a un pays tout blanc,
L’eau y est claire,
Et le froid n’est pas méchant
Partir pour le grand voyage,
Chez nous c’est la loi,
Je veux me garder sauvage,
Soleil, soleil, soleil.
Partir, je ne sais pourquoi,
Partir, parce qu’il le faut,
Partir avec le souvenir,
Une épine qui fera toujours mal.
Laissez mon rêve
Aller jusqu’au sel de la mer,
Toujours j’y croirai,
Avec moi toujours il reviendra.
Et puis vouloir un jour
Retrouver le ruisseau,
Quitter celui qui te regarde
Nager à contre courant.
Revenir, je ne sais pourquoi,
Revenir parce qu’il le faut,
A cause de ce souvenir,
L’épine qui toujours a fait mal.
Comme il est long, le voyage,
J’en ai passé des filets,
Tant et tant de barrages,
Combat, combat, combat.
Et cent fois j’ai sauté,
Cent fois retombé
Et cent fois bléssé,
Je passerai, j’en suis sûr.
Et j’arriverai, quand même,
A Bedous, pays de bergers, léger,
Ou le gave court un peu plus doucement,
Léger, léger, légèrement.
Une dernière fois j’aimerai,
Pour me foutre du temps qui passe,
Une dernière fois, je sèmerai,
Et je laisserai la place.
L’Encantada, l’histoire d’une créature merveilleuse et indomptable, symbole de liberté, de beauté farouche et d’appartenance à une terre indocile, peut-être ma douce Amie, l’Occitanie…
et même en rappel La chanson des amants d’Edith Piaf transposée en gascon,
mais surtout Mon Dieu que je suis à mon aise, vieille chanson du temps des guerres d’Italie (1494-1559) adaptée en français qui me tourne encore dans la tête et qui fait chanter le public etc…
De très belles chansons que j’ai l’impression d’avoir toujours connues, entrecoupées d’histoires, par exemple La Communion de ma nièce, qui a un côté rabelaisien, et sa belle pastorale pour la Nuit de Noël, Som Som, pleine de tendresse pour l’enfant juste né et pour les petites gens de nos campagnes.
Auteur-compositeur-interprète, chanteur et accordéoniste, c’est avant tout un conteur hors-pair qui introduit en français chaque chanson avant de l’interpréter en occitan (béarnais ou gascon) . Comme Henri GOUGAUD l’était, NADAU est vraiment lo pastre de paraulas, le berger des mots.

Nadau – Photo : G.Garitan
Repartant dans la nuit noire parsemée d’étoiles, et même si j’ai croisé une compagnie de Gendarmes mobiles casqués fonçant dans la nuit, gyrophares hurlant, dont les véhicules blindés portaient… la croix occitane sur leur blason (!), je chantonnais encore:
Aqueras montanhas,
Qui tan hautas son,
M’empèishan de véder,
Mas amors on son.
Si canti, jo que canti,
Canti pas per jo,
Canti per ma mia,
Qui ei au près de jo.
Si sabí las véder,
On las encontrar,
Passarí l’aigueta,
Shens paur de’m negar.
Aqueras montanhas,
Que s’abaisheran,
E mas amoretas,
Que pareisheran.
Devath ma frinèstra
J’a un auseron
Tota la nueit canta
Canta sa cançon.
Ces montagnes
Qui sont si hautes
M’empêchent de voir
Où sont mes amours.
Si je chante, moi je chante,
je ne chante pas pour moi,
Je chante pour ma mie
Qui est auprès de moi.
Si je savais les voir,
Où les rencontrer,
Je traverserais la rivière
Sans crainte de me noyer.
Ces montagnes
S’abaisseront
Et mes amours
Paraîtront.
Sous ma fenêtre,
Il y a un petit oiseau.
Il chante toute la nuit,
Il chante sa chanson.
S’il chante, qu’il chante,
Il ne chante pas pour moi
Il chante pour ma mie
Qui est loin de moi.
LE CONCERT DE L’HOSTEL DIEU
Les Arts Renaissants nous ont conviés, pour un Noël napolitain que je ne voulais surtout pas manquer, moi qui aime tant les musiques traditionnelles et baroques, en particulier napolitaines.
C’était en l’église Saint Jérôme, l’ancienne chapelle des Pénitents bleus, édifiée au XVIIe siècle sous Louis XIII, qui ressemble à un théâtre à l’Italienne avec ses « loges » au premier étage, sa chaire comme un « proscénium » avec son ange en vol.
En entrant dans ce qui est avant tout une œuvre majeure du baroque toulousain toute en rondeurs féminines avec son chœur en ellipse, ornementé de stucs, fleurs, et d’anges musiciens, où une légère odeur d’encens flottait dans d’air accentuant l’atmosphère de recueillement propre au lieu, j’étais d’humeur badine.
Mais invité à m’asseoir sous une grande plaque portant les noms de dizaines de morts « Pro Deo et Pro Patria » de la Grande Guerre 1914-1918 qui m’ont fait penser au Tombeau des Poètes de Roland DORGELÉS (que j’ai donné à entendre en 2014, avec Marie LAVOIE, à l’époque violoniste soliste de l’Ensemble Instrumental de l’Ariège) et à la chanson de Jacques BREL » JAURÉS ». Ces pauvres poilus sacrfiés à qui les « In Pacevivati », « En Paix ils vivent » (quelle ironie) leur « font une belle jambe » comme disait ma grand-mère adolescente à cette époque, j’ai eu une baisse d’enthousiasme.
Heureusement, la vue de sept instruments, mandoline, théorbe et guitare baroque, 3 violons dont un alto, violoncelle, contrebasse, clavecin, a tout de suite chassé mes noires pensées. D’autant que Jean-Marc ANDRIEU (5), le maître de cérémonie, à qui je sais pouvoir faire entièrement confiance en ce domaine, nous proposait « un voyage musical où les frontières s’effacent entre musiques populaires et savantes », selon son credo, et nous a promis « une soirée de fête. »
Et les bougies comme les quelques touches de couleurs discrètes ajoutées par l’éclairagiste sur les murs du chœur, du bleu au rose, nimbaient le Chœur lui donnant effectivement un air festif.

Même si je me suis rappelé en venant des concerts envoutants, sur le même registre, de la Nuova Compania di Canto Popolare, de l’Ensemble Micrologus dirigé par la magnifique Patrizia BOVI, de Lucilla GALEAZZI et de l’Arpeggiata de Christina PLUHAR, de Pino de VITTORIO, et d’Alberi Sonori (6) bien connus à Toulouse, la version baroque par le Concert de l’Hostel Dieu de ce répertoire, empli des mélodies superbes envoutantes et des peintures verbales des mélismes, m’a enchanté.
D’Alessandro et Domenico SCARLATTI, de Cristofaro CARESANA à Pietro Andrea ZIANI et à Eduardo MEZZACAPO, compositeurs du XVIIe siècle, sans oublier les Anonymes, de cantates en sonates, d’arie en tarentelles populaires issues de la tradition napolitaine mais « baroquisées », ce fut un concert tellement enthousiasmant que je me suis laissé emporter comme « par une mer. »
De mélodies ailées en airs de danses allègres et guillerets, propres aux si entraînants accents napolitains, façonnés par les racines « italiennes » autant que par les influences françaises, espagnoles et arabes, étaient tout de suite reconnaissables.

On a bien sûr pu apprécier Il mandolino virtuoso de Vincent BEER-DEMANDER lorsqu’il prend des soli, comme sur Tarentelle Napoli de MEZZACAPO qui a enthousiasmé le public; même les moutons sculptés à droite de l’autel en sont restés bouche-bée.

Je dois avouer que l’acoustique de l’Église m’a agréablement surpris, en particulier avec la voix suave et éthérée de la soprano Heather NEWHOUSE, venue chanter dans la nef, comme une ombre diaphane (même si elle était vêtue de noir de la tête aux pieds), soutenue par la mandoline, le théorbe, le violoncelle et le clavecin: sa voix a fait merveille et le public était tellement sous le charme comme moi qu’il en oubliait d’applaudir.

La Berceuse pour le Bambino divino, anonyme, m’a beaucoup ému:
Sur Ninna Nanna al bambino Gesu alla napolitana, ce Noël populaire devenu un « classique » incontournable, je crois entendre la voix de l’ange gardien au-dessus de la crèche; ce qui m’a ramené à ma petite enfance quand j’étais un enfant de chœur minuscule sous l’ogive romane de la nef Raymondine de la Cathédrale Saint-Étienne, lors de la messe de Noël célébrée par l’archevêque Gabriel-Marie GARONNE, géant piémontais aux yeux bleus, qui avaient toujours des bonbons dans la poche (sans arrière-pensée).
La Suite de Tarentelles anonymes m’a donné envie de danser, « ce qui ne se fait pas dans les églises » me disaient les bigotes de Saint-Amans, – le village de ma grand-mère où je passais mes vacances -, contrairement à l’époque où elles ont été composées, et en particulier dans la région de Naples, mais aussi en Sicile et dans toute l’Italie méridionale. Sans oublier les chorales afro-américaines et les Gospels…

Remontant au XVIIIe siècle, cette danse populaire, exécutée sur un rythme très vif, avait une dimension thérapeutique, croyait-on, dans la région des Pouilles: soi-disant provoquée par la piqure de la tarentule, elle soulageait en fait les femmes des douleurs de la misère:
Sur La Carpinese, ma voisine de devant en est si enamourée (même si je doute qu’elle comprenne les paroles, à moins qu’elle ne soit italienne ou napolitaine de passage) qu’elle enlace tendrement son compagnon:
Prends la pelle et ravive le feu,
va chez ton amoureux
passe deux heures dans les jeux.
Si ta mère se fâche pour ton jeu,
dis-lui que ton visage est rouge à cause du feu.
Dis-lui ce que tu veux,
toute femme fait ce qu’elle veut
Le soleil brille lorsqu’il fait beau,
tes seins resplendissent, femme galante,
ta poitrine abrite deux poignards en argent.
Celui qui les touche, ma belle, devient un saint.
Et je les touche, moi, qui suis l’amant.
Nous irons sans doute au Paradis.
Dis-lui ce que tu veux,
toute femme fait ce qu’elle veut.
Touché par l’enthousiasme communicatif des Arts Renaissants comme des musiciens invités, je suis reparti dans la nuit en chantonnant cet air entêtant qui m’a accompagné jusque dans mon sommeil.
Merci aux Arts Renaissants de ce beau cadeau de Noël, je vais attendre avec impatience le concert des Kasper’girls (7) dont fait partie Albane IMBS, qui jouait ce soir-là de la guitare baroque et du théorbe; c’est même elle qui dirigera (!): ce sera le mardi 6 janvier à 20h en l’Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines de Toulouse. Che fai tù ? Que fais-tu ? est un programme qui nous transportera au début du XVIIe siècle sur les traces en particulier de… Hieronymus KASPERBER, me met l’eau à la bouche:All’ombra
Merci à Marie Anaya pour les belles photos de Monique Boutolleau © Les Arts Renaissants, 2025.
Pour en savoir plus :
(1) Jacquerie: révolte paysanne en particulier du Moyen Age
(2) Henri GOUGAUD
(3) Un petit salut amical à Fabrice ROUGIER qui vient de nous quitter: du Jazz aux Musiques du monde en passant par la Culture traditionnelle occitane, clarinettiste, saxophoniste, compositeur et enseignant, il était partout à son aise. Je me souviens quand il venait, avec la clarinettiste basse (!) Isabelle CIRLA (avec qui il faisait vibrer le Trio Zira au rythme des percussions de Soheil Nourian), enchanter les adolescents hospitalisés en Psychiatrie. Sans oublier La Talvera dont il était l’un des piliers.
(5) Alberi Sonori
> Alberi Sonori à l’Ecluse Saint Pierre et à la Bibliothèque d’Etudes et du Patrimoine
(7) Les Kapsper’girls, « 4 filles dans le vent », Gabrielle VARBETIAN, soprano • Axelle VERNER, mezzo-soprano • Garance BOIZOT, viole de gambe • Albane IMBS, archiluth, guitare baroque et direction, nous transportent dans l’Italie prébaroque de Kapsberger, Merula, Strozzi… Enregistré en 2020, ce programme de villanelles chantées et de pièces pour guitare et viole de gambe a été couronné de récompenses (Diapason d’or, ffff de Télérama…). Kapsberger et ses contemporains étincèlent de modernité avec ces musiciennes pleines de talent et de vitalité !


