Installé à Toulouse depuis 1945 Joan Jordà, né à Saint-Feliu-de- Guixols, Catalogne, en septembre 1929, est un artiste quasiment autodidacte internationalement reconnu qui reste marqué à jamais par l’exode durant la guerre civile espagnole.
Pour la Haute-Garonne et sa capitale Toulouse, l’exil républicain espagnol fait partie de leur histoire, et pour beaucoup de ces expatriés, ce département a été autant une terre de refuge et d’espérance d’un futur démocratique qu’un lieu préservé et source de destins personnels. Plus de soixante-dix ans plus tard, ces vies reconstruites et réinventées forcent toujours l’admiration et les souvenirs émus. Parmi les enfants de cet exil, Joan Jordà a trouvé en terre haut-garonnaise son point d’attache pour exprimer toute sa pensée exigeante dans une création d’une grande liberté d’expression.
Enfant aussi de son temps, il a choisi un itinéraire artistique aux formes contemporaines où l’éthique et l’esthétique se mêlent pour dénoncer la guerre, la violence et les pouvoirs totalitaires sans rien renier de ses racines et de sa culture hispaniques, avec une constante, une palette particulièrement colorée.
« Je cherche à faire une peinture tragique mais qui ne soit pas triste. Je voudrais que celui qui la regarde s’y retrouve même si le mécanisme de ma pensée débouche toujours sur un sentiment d’absurdité. Prendre conscience « que todo es nada » sans pour cela en faire une arme de destruction, une force du mal, un laisser aller. Au contraire, considérer cette chose qui n’est rien et qui est tout – la vie – avec une curiosité et un respect inépuisable. »
Sa première exposition personnelle en 1976 marque le début d’un long engagement dans une dénonciation de la violence et des aberrations des pouvoirs totalitaires. Bombardements (1980), Ménines (1987), Majas, Masques et visages (1991), Personnages cloués, Corridas, Egorgeurs (1998), autant de thèmes qui vont jalonner sa vie d’artiste où violence, déchirement et souffrance sont omniprésents. Seule, la thématique des Nageurs abordée en 2000 et toujours en exploration semble marquer un apaisement.
Plusieurs expositions lui ont été consacrées en Catalogne à Barcelone, San Feliu, Gérone, en France, à Toulouse, Perpignan, Saint Bertrand de Comminges…
Faisant preuve d’une intense création qui s’affirme sous forme de peintures surtout et sculptures, Joan Jordà est aussi le créateur du Mémorial L’exode des républicains d’Espagne, sculpture en bronze installée au cœur de Toulouse. Il illustre aussi des ouvrages, notamment de Delteil, Rimbaud, Miguel Hernandez, Pepe Hillo…
Cette exposition présente pour la première fois sa série sur les Ménines, entamée en 1987 et réalisée d’après le célèbre tableau de Velázquez conservé au musée du Prado à Madrid. Joan Jordà n’a pas encore épuisé ce sujet, qu’il explore désormais tant en peinture qu’en sculpture et gravure. Près de quatre-vingt-œuvres inspirées de ce tableau sont ainsi exposées.
Michel Grialou
Exposition au Musée Goya de Castres du 15 mars au 09 juin 2013
Le Théâtre des Ménines
Jean-Louis Augé, Conservateur en Chef des musées Goya et Jaurès 2012
Vouloir définir ce qu’est le tableau Les Ménines (3,18 x 2,76 m) de Velázquez procède du mythe le plus absolu car peut-on, outre l’abondante littérature sur le tableau, espérer définir un tel chef-d’œuvre ? Tout au plus nous pouvons acquérir la certitude qu’à toute époque depuis sa création en 1656 il y a eu et il y aura des exégèses, des études scientifiques, des approches plus ou moins pertinentes, des considérations absconses ou échevelées. Tel demeure le lot des très grandes œuvres d’art, emblématiques, intemporelles, incontournables comme La Ronde de Nuit, Guernica, La Naissance de Vénus ou encore notre divine Joconde.
« Où est le tableau ? » se serait exclamé Edouard Manet, lorsqu’il fit le voyage à Madrid en 1865, considérant Velázquez comme le «peintre des peintres» bien au-dessus de Murillo, Ribera ou encore Goya. Cette remarque de Manet s’avère des plus pénétrantes puisque la toile peinte par Velázquez demeure à la fois un triomphe de l’illusion, un exercice chromatique quasi insurpassable, une scène de théâtre ou un bref moment d’existence que tous auraient oublié sans cela et qui se joue encore sous nos yeux de nos jours. Nous sommes le roi et la reine d’Espagne dont le miroir nous renvoie l’image associée pour l’unique fois puisque les portraits royaux sont toujours peints séparés. Ainsi nous sommes les témoins enchantés de cette gracieuse apparition du « petit ange blond », l’infante Marguerite.
Tableau dynastique, affirmation de la réussite sociale du peintre qui arbore la croix de chevalier de l’Ordre de Santiago sur son pourpoint, étude approfondie de l’espace ainsi que de la lumière, Les Ménines sont tout cela et bien plus encore. Le titre initial – La Famille – nous laisse quelque peu perplexes et sa position dans le bureau personnel du roi Philippe IV conforte l’idée d’une importance toute particulière de l’œuvre tant dans le domaine affectif, esthétique qu’intellectuel. Car comme Les Fileuses deux ans plus tard, Les Ménines sont l’apogée de l’art du peintre sévillan, non pas son testament mais plutôt l’accomplissement, l’aboutissement de toute une existence vouée à la défense de la Peinture en tant qu’art noble et par là-même celle du statut du peintre au sein d’une haute société qui dénie aux arts dit manuels une quelconque importance sociale. Car Velázquez est un peintre savant, il a appris chez son maître et beau-père Francisco Pacheco la structure mathématique des œuvres, la façon de les construire grâce à la science des proportions mathématiques (Harmoniques, Section Dorée). Toute composition doit être de la sorte calée par des points remarquables, tels la situation du miroir dans Les Ménines, l’oblique du châssis du tableau, le positionnement des parties du corps, les yeux etc…
Quelques recherches récentes de notre part ont permis de constater que Velázquez possédait des compas de taille humaine dans son atelier à Séville ainsi qu’un de ces instruments, en bronze, au moment de sa disparition à Madrid en 1660. Sa bibliothèque riche de 156 ouvrages était constituée pour le tiers de livres scientifiques (géométrie, astronomie, perspective…) contrairement à la plupart des bibliothèques connues d’artistes contemporains. Velázquez, pour chacune de ses nouvelles créations, mettait en œuvre cette approche scientifique tant prisée par Pacheco dans son Arte de la Pintura, traité qui figurait en bonne place dans la dite bibliothèque. Nous autres, de nos jours, en sommes réduits à retrouver après force tentatives quelques axes de travail du maître sans pouvoir prétendre reconstituer le cheminement intellectuel de ce dernier. Là encore, le chef-d’œuvre ne s’explique pas.
Bien d’autres artistes ont été fascinés par Velázquez et Les Ménines. On pense bien entendu à Bacon ou Picasso. Ce dernier nous a livré, du 17 août au 30 décembre 1957, une série de 44 toiles, très cohérente, s’attachant à la fois à l’image dans son ensemble ainsi qu’à des parties de l’œuvre ; comme si en la fragmentant il s’agissait d’en épuiser le ou les mystères, en vain en apparence.
Joan Jordà a lui aussi suivi cette démarche mais sur plusieurs décennies en partant du ou des détails comme la petite infante si délicieuse en rose pour achever son propos avec une grande composition du même format que Les Ménines conservées au Musée du Prado. Il ne les a jamais vues, ne s’est jamais tenu debout devant elles dans cette salle en rotonde où des foules entières viennent les contempler. Chose étrange que l’exil du peintre qui peut par l’image venue vers lui reprendre le discours d’un autre et le porter à sa façon, le réciter à sa manière.
Les Ménines de Joan Jordà emprunte à leur prédécesseur la porte illuminée du fond, le chien taquiné au pied par Nicolas Pertusato mais à la place de Velázquez se tient un personnage en rouge qui fait penser au Portrait du Pape Innocent X ou encore à un inquisiteur vigilant. La petite infante saisie par la main, la robe et les cheveux par deux personnages inquiétants, nous regarde, interdite. Une des Ménines se voit offrir une fleur par un nabot à moitié chauve alors qu’elle lui sourit en fermant les paupières.
Ce registre terrestre s’accompagne d’un registre supérieur tout comme dans L’Enterrement du comte d’Orgaz du Greco. Là, en gris cernés de noir, s’ébattent des êtres difformes avec un supplicié, un cavalier tenant un sceptre surmonté d’un crâne humain. Ce sont autant d’images du monde cruel que dénonce l’artiste. Tout un chacun se dirait qu’il n’y a pas de rapport entre la calme sérénité de la scène voulue par Velázquez et celle de Joan Jordà. Pourtant il y a la couleur subtile, la liberté de la forme bien que les préoccupations ne soient plus les mêmes. Une chose pourtant s’inscrit en permanence, en lien entre Velázquez et Joan Jordà : la cohérence de la composition. Tant dans la représentation des formes que dans celle des couleurs, il existe chez Joan Jordà un équilibre qui fait partie de son travail. Il s’agit d’une démarche quasi automatique nous dit-il où tout se dispose et se met en place, à sa place. Ainsi l’Infante et la Ménine sont-elles calées par le report du côté supérieur sur les côtés latéraux, tout comme Velázquez pouvait le faire. Permanence de la pensée, permanence du geste, voici la leçon absolue en Peinture malgré les siècles qui passent, la société qui change puis disparait.
Le peintre crée le monde et ce dernier, en apparence seulement, peut sembler évoluer. Qu’importe si le discours n’est pas le même puisque au moyen de couleur on peut faire naître l’espace et avec ce que l’on juge laid, sans grâce et même insignifiant, on peut atteindre à la Beauté.