Cette fin de janvier et ce début de février 2025 se présentaient, à mon goût, sous de bons auspices culturels: d’une part avec Lambert WILSON accompagné par l’Orchestre national du Capitole de Toulouse (1) à la Halle aux Grains pour un hommage à Kurt WEILL, et d’autre part avec Bruno RUIZ accompagné par Alain BEHERET au piano au Théâtre du Pavé pour sa nouvelle création « Poète de Variété ».
La chanson fait partie de la vie de Lambert WILSON depuis bien longtemps, et il s’y consacre de plus en plus intensément à côté de sa grande carrière de comédien de théâtre et de cinéma. Avec ce spectacle dédié à Kurt WEILL (1900-1950), il a trouvé un répertoire demandant du talent dans ses deux arts de prédilection.
Avec le pianiste Bruno FONTAINE, il a concocté un programme captivant retraçant la vie trop courte (50 ans) de ce grand compositeur, d’Allemagne aux USA en passant par la France. La vie et l’œuvre protéiforme de WEILL reflète les grands chocs de la première moitié du XXe siècle: sa carrière s’épanouit ainsi à Berlin, puis à Paris et New York, au fil de ses exils, toujours soucieux de créer un art populaire, tout en restant sensible aux évolutions musicales de son époque. À cheval entre opéra et cabaret, son œuvre qualifiée de « dégénérée » par les nazis, a su trouver son chemin vers la culture mondiale.
Il est toujours bien vivant: “Ce qui est unique et remarquable dans la musique de celui qui voulait être le « Verdi des pauvres, est qu’il a su écrire une musique pour tout le monde… mais comme ne fait pas tout le monde…“ selon le compositeur Jean WIENER.
Il n’est pas anodin que concert à la Halle aux Grains ait lieu pour les 80 ans de l’Armistice dans le cadre de la Semaine franco-allemande.
Kurt WEILL a eu de multiples interprètes, de Marlène Dietrich bien sûr à de nombreux jazzmen et jazzwomen, Louis AMSTRONG, Ella FITZGERALD, Sarah VAUGHAN, Frank SINATRA, en passant par Catherine SAUVAGE ou Nina HAGEN, et des rockers, Jim MORRISON des Doors, baryton basse, qui a livré une version inoubliable d’Alabama Song:
Nick CAVE, David BOWIE, sans oublier Dagmar KRAUSE du groupe Henry Cow aujourd’hui bien oublié. Et last by not least, la regrettée Marianne FAITHFULL (1946-2025) qui vient de nous quitter après une vie très rock and roll, c’est le moins que l’on puisse dire, et qui mériterait une Elégie, avait une prédilection pour l’Opéra de Quat’sous auquel elle a consacré un disque entier où sa voix cabossée et sa personnalité étaient tout à fait adéquates: sa Ballad Of The Soldier’s Wife avec avec l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien reste pour moi un moment très fort (4):
Lambert WILSON s’est donc attaqué à un monument, « cette entreprise aurait pu être casse-gueule » comme l’a dit quelqu’un derrière moi. Mais le fils du grand Georges WILSON (acteur, metteur en scène, réalisateur), cet enfant de la balle, a plus d’une corde à son arc, comédien de théâtre et de cinéma certes, mais aussi chanteur, une facette peu connue. Il a déjà chanté MONTAND et PREVERT, dans un registre plus chanson française. Passant d’une langue à l’autre, il nous invite ici à un magnifique voyage musical au gré des pérégrinations de l’inclassable Kurt WEILL, ce mélodiste sans pareil.
Avec celui-ci qui n’était pas dans leur répertoire, sous l’impulsion énergique d’Alexandra CRAVERO à la fougue toute méditerranéenne (elle est née à Marseille) qui « danse », comme disaient certains musiciens de l’ONCT prenant un pot après le concert dans un bar à côté de la Halle aux Grains, qui attendaient « un chanteur d’opéra plus que de variété », d’autant qu’ils ont dû être sonorisés, comme celui-ci, ainsi que le bassiste électrique et le batteur; ce qui n’est ni dans leur goût, ni dans leurs habitudes.
Mais ils ont été bien sûr à la hauteur du pari sous la direction de l’énergique cheffe; j’ai noté la prestation de l’excellente violoniste solo Jaewon KIM et j’ai apprécié les solos de violoncelle de Pierre GIL, de saxophone d’Hugo SCHMITT et de trombone de David LOCQUENEUX. Seul petit bémol, j’ai eu du mal à entendre le piano de Bruno FONTAINE qui signe les arrangements.
Des extraits de « L’opéra de quat’sous » et de « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny » jusqu’aux triomphes à Broadway, cet homme de scène qu’est Lambert WILSON s’est donné tout entier, en jouant différents personnages, en occupant toute l’avant-scène du plateau, en dansant et en chantant jusqu’à l’essoufflement, le visage et le corps en nage. Et son timbre profond a trouvé le meilleur des accompagnements possibles dans les orchestrations de Bruno Fontaine, avec un Orchestre National du Capitole de Toulouse qui nous a montré une autre facette de son talent.
Son programme présente les œuvres ayant façonné le parcours du musicien allemand. De ses débuts à Berlin à ses triomphes à Broadway, sa musique éclectique résonne toujours entre cabaret et opéra, jazz, cabaret et music-hall.
Personnellement, j’ai préféré la première partie, « berlinoise », avec les textes uniques de Bertold BRECHT (1898-1956) (3), à la seconde partie, où le compositeur s’est coulé dans le moule américain.
Mais Le Grand Lustucru et Youkali m’ont aussi beaucoup plu, sans oublier le fameux September Song en final, dont la version de Billie Holiday me donne encore des frissons, mais celle de Lambert WILSON n’a pas grand-chose à envier à celles Frank Sinatra ou de Brian Ferry. Peut-être ce programme était-t-il un peu trop long, lui demandant trop vocalement, mais il a fait preuve d’un grand professionnalisme, comme un performer à l’américaine, et démontré une fois de plus, si besoin était que la scène est son domaine de prédilection.
Et je lui sais gré d’avoir terminé avec cette Chanson de Septembre qui m’a toujours ému:
Oh, c’est très, très long de mai à décembre
Oh, it’s a long, long while from May to December
Mais les jours raccourcissent quand on arrive en septembre
But the days grow short when you reach September
Quand le temps d’automne fait flamber les feuilles
When the autumn weather turns the leaves to flame
On n’a pas le temps pour le jeu d’attente
One hasn’t got time for the waiting game
Oh, les jours se réduisent à quelques précieux
Oh, the days dwindle down to a precious few
septembre, novembre
September, November
Et ces quelques jours précieux que je passerai avec toi
And these few precious days I’ll spend with you
Ces jours précieux que je passerai avec toi
These precious days I’ll spend with you
> De Lambert Wilson à Bruno Ruiz: la scène est leur domaine de prédilection (2)
Pour en savoir plus :
1) Orchestre national du Capitole de Toulouse
2) Il ne faut pas oublier que l’’œuvre de Bertolt BRECHT et Kurt WEILL, cet Opéra de Quat’sous, créé, en 1928, au Theater am Schiffbauerdamm à Berlin, a été interdite en 1933 par les nazis et que le 26 novembre 1933, lors d’un concert Salle Pleyel à Paris, une partie des spectateurs a hurlé « Vive Hitler ! », et que des journaux parisiens s’en sont pris à Kurt WEILL, dénonçant le « virus judéo-allemand. »
3) Marianne Faithfull a participé aussi en 1985 à Lost in The Stars, disque hommage à Kurt WEILL où elle reprend The Ballad of The Soldier’s Wife, se réappropriant une partie de son histoire – celle d’une grand-mère juive, d’une mère Viennoise, d’un père amoureux de Marlene Dietrich… –, d’autant plus facilement que son timbre résonnait déjà des vibrations des cabarets de la Mitteleuropa.
Orchestre national du Capitole