C’est une histoire brûlante placée dans un cadre glacial [1], une expérimentation minutieusement préparée par les anges manipulateurs d’un laboratoire aseptisé : l’Ange 1 est délégué par ses pairs pour s’introduire Dans la maison, sous l’apparence de l’artiste, divin et diabolique à la fois, catalyseur du sublime et du désastre.
Enluminure (en parlant du visage) : vive coloration du teint, due à une émotion, à l’ivresse, ou obtenue par l’emploi de fards [2]. L’Ange 1, devenu le Garçon, est enlumineur. Il écrit sur la peau. L’écriture est sensuelle, enroulement des arabesques, crissement de la plume sur le parchemin. La folie érotique poussera l’éditeur de Peter Greenaway (The Pillow book) jusqu’à faire un livre de la peau calligraphiée de son jeune amant. « Enlumine-moi » dit la Femme de la maison au Garçon.
La Femme est la propriété du Protecteur, son mari. Violent, sadique, c’est le Moyen-Age !… c’est maintenant. Les anges du labo, anges de mauvais augure, chœur antique sévère sous les néons blafards, martèlent les horreurs du temps présent. Et tirent les ficelles des péripéties, de la catastrophe : la Femme provoque le Garçon.
Les images que les mains [du] Garçon dessinent sur cette peau effacent l’ordinaire trivialité. Femme palimpseste, qui devient Agnès (αγνεία) – pureté, innocence dans le désir et le plaisir révélés – « not ‘the woman’ – I am Agnès, my name’s Agnès ». La seule à désormais avoir un prénom, une identité. Volupté extrême du corps à corps, de ces deux voix de soprano et contre-ténor qui fusionnent dans leurs différences, s’enroulent encore et encore autour [de l’] autre, enluminées par les étranges sonorités de l’orgue angélique [3]. Love’s not a picture: love is an act.
Doutes du Protecteur, troublé lui aussi par ce Visiteur pasolinien – I love the Boy. L’homme autoritaire voit ces certitudes, son pouvoir, s’écrouler. Jalousie et peur panique face à cette sensualité (il pourrait y succomber, insupportable faiblesse !), face à cette page du livre qui reste mouillée comme la bouche d’une femme, la page qu’Agnès a demandée au Garçon. Des images peintes avec des mots. La violence extrême en réponse à ce que corps et esprit n’acceptent pas.
L’expérimentation se termine. Les anges aident au meurtre du Garçon, transportent rapidement le corps au labo – le transfert d’organes n’attend pas. Cœur extrait, mis en bocal, préparé, accommodé. Servi par le Protecteur à Agnès. Qui le mange parce qu’elle doit obéir à son mari. Victoire du Protecteur ? Le trouve bon, salé et sucré. Ultime repas, goût du Garçon imprimé à jamais dans sa bouche, ultime cri. Comme Tosca défiant les sbires de Scarpia en se jetant des toits du Castel Sant’Angelo, Agnès se jette par la fenêtre emportant avec elle le goût de son ange. L’opéra ou la victoire des femmes !
La musique est faite pour chanter [4]. Chanter, explique le compositeur George Benjamin, est la façon la plus profonde d’exprimer les émotions, c’est une chose éternelle. L’orchestre est discret, les mots doivent être audibles, beaux à chanter [5]. Le chant, magnifié par ses interprètes et sculpté par la délicatesse du chef Franck Ollu, est en effet toujours mis en avant, les mots parfaitement compréhensibles, sur une musique sensuelle donnée par une formation classique, à laquelle une basse de viole de gambe, une cloche de vache jouée avec archet de contrebasse, le glass harmonica et des cuivres fortissimo avec leurs sourdines muettes confèrent des sonorités étranges.
Le livret cinématographique fait énoncer aux personnages le storyboard, dans une scénographie en jeux de cadres, ralentis et plans-séquences. L’engagement des chanteurs est extrême, Christopher Purves en Protecteur ignoble – à ajouter à la galerie des barytons bad boys, Tim Mead en Garçon à la voix d’ange et à l’étrange séduction naturelle, Barbara Hannigan en Agnès, présence charnelle investie corps et voix dans son éclosion violemment sensuelle qui culmine sur deux ut aigus orgastiques, sexe et mort.
Le spectateur, abasourdi, sidéré par cette œuvre fulgurante, gardera longtemps ces enluminures imprimées sur sa peau.
On écrit parce qu’il y a quelque chose qui ne marche pas [5].
Make each new book a precious object written on skin [Angels 2 and 3].
[1] Martin Crimp, in Written on Skin, programme de salle du théâtre du Capitole, 2012
[2] Le Trésor de la Langue Française Informatisé – http://atilf.atilf.fr/
[3] Paganini dénommait ainsi le glass harmonica.
[4] Olivier Messiaen, cité par George Benjamin [5]
[5] Rencontre avec George Benjamin, projet Contre-ut…1, Université Toulouse 1, 22 novembre 2012.
Photos © Patrice Nin
Théâtre du Capitole, 25 novembre 2012
Le reportage sur la création mondiale à Aix-en-Provence, juillet 2012
Une chronique à retrouver sur Una Furtiva Lagrima.