Après une longue absence de plus de treize ans, le grand pianiste Evgeny Kissin était de retour à Toulouse, dans la cadre de la saison Grands Interprètes, ce 18 janvier dernier, dans une Halle aux Grains bien remplie. Le public lui a réservé une ovation finale d’un enthousiasme délirant qui a prolongé la soirée d’une sorte de troisième partie inespérée.
Evgeny Kissin vient de fêter cet automne son cinquantième anniversaire, mais il y a déjà bien des années qu’il a atteint une maturité musicale et un niveau d’interprétation impressionnant, maîtrisant comme nul autre les difficultés techniques pour se concentrer sur l’essentiel de la musique. Pour ce nouveau récital, il revient aux fondamentaux de son parcours avec notamment Beethoven et Chopin, mais aussi Mozart et un retour essentiel à Bach.
Ce soir-là, on retrouve cette rigueur d’exécution, ce parfait contrôle du son, et le travail approfondi qu’il mène sur la matière, sa recherche perfectionniste du toucher, de la nuance juste. Au bon sens du terme, le pianiste russe est un cérébral. Et quelle technique éblouissante ! Une technique qu’il place au service de chaque pièce ciselée comme un diamant. Son jeu puissant se fonde sur une clarté, une transparence de la sonorité qui dévoile l’ensemble de la structure harmonique de chaque partition. Tout s’entend, même si parfois le piano délivre quelques accents métalliques.
La célébrissime Toccata et Fugue en ré mineur de « l’alfa et l’oméga », tel que le qualifie le pianiste, Johann Sebastian Bach, ouvre le concert. Elle est ici donnée dans la transcription quelque peu emphatique du pianiste et compositeur Carl Tausig qui fut l’élève de Franz Liszt. Exécution électrique, ouragan, tornade que l’interprète contrôle évidemment avec lucidité.
Le contraste n’est pas mince avec la pièce qui suit. L’Adagio en si mineur K 540 de Mozart révèle les fêlures, une certaine douleur pudique de la part du compositeur. L’interprète exprime cette souffrance à voix haute, sans complaisance ni sensiblerie excessive.
Avec Beethoven, un pas est franchi vers une certaine course à l’abîme. La Sonate n° 31 en la majeur, la célèbre opus 110, recèle des trésors d’invention et d’introspection. Evgeny Kissin en éclaire le Moderato cantabile molto espressivo initial avec un sens aigu de la structure architecturale. Après un Allegro molto ravageur, il confère sa logique expressive au très complexe mouvement final. La Fuga, en particulier, s’élève vers la lumière aveuglante d’un soleil noir. Paradoxe purement beethovénien parfaitement assumé ici !
Toute la seconde partie est consacrée à Frédéric Chopin, l’indispensable. Evgeny Kissin donne à ces pages célèbres une grandeur, une dignité débarrassées de toute affectation. Les sept Mazurkas qu’il choisit, alternent subtilement les modes majeur et mineur dont les enchaînements construisent une œuvre unique. Le caractère de danse populaire ternaire n’élude en rien la noblesse de l’expression. Une profonde culture se manifeste avec subtilité et finesse tout au long de cet épisode.
L’Andante Spianato et Grande Polonaise brillante qui referme ce vaste volet Chopin plonge au plus profond des sentiments de révolte du compositeur. La première partie, initialement conçue comme un Nocturne (« spianato » signifiant « apaisé »), sonne comme le calme avant la tempête. Les accents héroïques, voire révolutionnaires, de la seconde partie n’en ont que plus d’impact. La virtuosité irrésistible de l’interprète ne s’exerce jamais pour elle-même. Elle sous-tend le patriotisme du compositeur, révolté par le sort de son pays natal auquel il reste profondément attaché. Et puis cet ensemble constitue un magnifique diptyque musical dont l’interprète magnifie les complémentarités.
Récital anthologique d’Evgueny Kissin ce soir à la @halleauxgrains! Standing ovation et 4 somptueux bis! @GdsInterpretes pic.twitter.com/lVpqbbidHB
— Thierry d'Argoubet (@T_d_Argoubet) January 18, 2022
Le triomphe que recueillent ces interprétations flamboyantes ramène le pianiste sur scène à de multiples reprises. Evgeny Kissin ne se fait pas prier et offre pas moins de quatre pièces supplémentaires. Une troisième partie à son récital déjà bien copieux !
Ainsi, le Prélude-choral pour orgue en sol mineur de Bach, dans la transcription pour piano de-Busoni, précède le Rondo en ré majeur de Mozart. Cette série de bis est complétée par l’Etude en si mineur op. 25 n°10, puis la Valse en la bémol majeur de Chopin. Une ovation debout salue la performance et la générosité de l’interprète.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse