Il n’avait pas fini son rêve, lui qui affirmait: « perdu d’avance est l’homme qui ne suit pas ses rêves », mais en tout cas, il nous laisse beaucoup à rêver.

Henri Gougaud
Henri GOUGAUD (1936-2024) est né à Villemoustaussou (quel joli nom qui signifierait « la ville qui murmure » en latin) près de Carcassonne, dans le bureau de poste où son grand-père est facteur rural. On est dans le Carcassès, un pays centré sur la ville de Carcassonne, entre les prémices du Massif central et les contreforts pyrénéens: exposé à un climat méditerranéen, il est drainé par le Canal du Midi.
Sa mère est institutrice et son père cheminot écrit beaucoup: les livres sont très présents, et ils parlent beaucoup en famille sur de nombreux sujets. Henri aime déjà la poésie: il se fait prêter des livres par le libraire de la rue de la gare. Et écrit ses premiers poèmes, naïfs:
CARCASSONNE
Dominique mange des figues
Elle en a les doigts tout confits
Elle tache sa robe angélique
Sous l’œil de la mère Fifi
Le gros chien poursuit des abeilles
Il s’écorche à la roseraie
Les raisins mûrs dans la corbeille
Reluisent de chaleur sucrée
Les raisins mûrs dans la corbeille
Reluisent de chaleur créée
C’est le mois d’aout qui va sans veste
Le soleil tombe tout d’un bloc
A l’ombre on fait un peu la sieste.
Chaque été, Henri et son frère vont en vacances chez les grands-parents maternels dans les Corbières pauvres. On vit pieds nus là-bas. Moissons, vendange familiale, danse des pieds dans les fouloirs, vapeurs de raisin mûr. Il parlait parfaitement occitan. À la fin août il faut rentrer, se rechausser.
Quand la guerre éclate, il a 4 ans, ses parents s’engagent dans la Résistance
Racines paysannes et Résistance, c’est l’héritage qu’il a vécu à sa façon en y ajoutant Anarchie et Syndicalisme.
Sur les bancs de l’école il est un élève moyen que les programmes scolaires n’enthousiasment pas; de même pendant les années de lycée. Si l’ennui persiste dans la scolarité, la vie s’ouvre au dehors. À 15 ans il fait la connaissance de Déodat ROCHÉ, qui est ami de ses parents. « Bonjour, troubadour ! », dit le vieux sage en l’accueillant. Il rencontre des amis du poète Joë BOUSQUET, l’ermite carcassonnais, des artistes, des chercheurs. Il fréquente René NELLI qu’il admire. Ces relations confortent le poète qu’il s’est juré d’être.
D’une sensibilité à fleur de peau, il dit: « Les larmes sont la pluie de l’âme. Elles lavent toutes les crasses », et « Il a plu en moi une pluie d’été qui n’a pu rafraîchir ma tristesse. »
Mais il croque sa jeunesse à belles dents. Dans la ville rose il se lie d’amitié avec le milieu anarchiste. Il y a à l’époque rue du Taur un petit théâtre où se tiennent des conférences: il y fait la connaissance des gens de la CNT, la Confédération Nationale du Travail, qui était une organisation très vivante à Toulouse et dans laquelle on trouvait une communauté importante d’Espagnols républicains, en particulier de Catalans, qui étaient des réfugiés de la guerre civile: avec eux il met en scène BRECHT.
Les divisions héritées de la Guerre d’Espagne sont nombreuses au sein de cette communauté et il le vit mal: il considérait « qu’il y avait assez de frontières entre les gens, les communautés et les peuples pour ne pas en créer de nouvelles, des frontières culturelles de plus. » Ce sera de même à l’intérieur de la communauté occitaniste qu’il fréquente aussi. Et il conclue: « j’ai toujours été un hérétique. »
Il « monte » à Paris à la fin des années 50, avec dans ses bagages sa guitare et les chansons qu’il a composées.
Décidé à rester dans la capitale, il fait la manche dans les restaurants, chante dans les cabarets Rive-Gauche, il partage désormais la scène avec Christine SÈVRES (la compagne de Jean FERRAT), BARBARA…, côtoie BRASSENS. C’est la bohème si bien chantée par AZNAVOUR, on y compose des chansons sur un coin de table et on essaie de faire œuvre en tirant le diable par la queue. Il fait de la chanson comme on fait de la poésie. Il n’est pas chanteur, mais « un poète qui chante ». Il s’initie à l’art « vrai » de la scène, au spectacle vivant. Son premier album en 1964 s’appelle Mes cinq sens. Il passe à Bobino et chante aussi… à domicile, à Villemoustaussou. Il fait partie des saltimbanques chantés par CAUSSIMON, ces gens intemporels capables d’improviser une chanson n’importe où, n’importe quand.
Parmi les poètes qu’il aime, il y a Nazim HIKMET (qui a passé la moitié de sa vie en prison et en exil) qu’il a rencontré à Paris, qui lui disait: « Il a plu en moi une pluie d’été qui n’a pu rafraîchir ma tristesse », avec qui il a sympathisé, et à qui il a consacre une belle chanson:
Un jour il a l’occasion de proposer des chansons à Serge REGGIANI, Paris ma rose est choisie. Quand les autres commencent à chanter pour lui, Jacques BERTIN, Juliette GRÉCO, Marc OGERET…, il cesse de se produire sur scène, car son désir est avant tout d’écrire.
En 1969, il crée avec des amis une petite maison d’édition, Bélibaste, qui publie sa traduction des Poèmes politiques des troubadours et divers textes anarchisants comme les Lettres de prison de Rosa Luxemburg et un portrait de l’indomptable Louise MICHEL, figure emblématique de la Commune, où il s’est glissé dans la peau de la « Vierge rouge ».
En 1973 il publie Démons et merveilles de la science-fiction. Invité sur France Inter par Claude VILLERS dans son émission Marche ou rêve pour présenter son livre, il débute avec lui une chronique de science-fiction (Pas de panique); viendra Le grand parler où il commence à raconter des histoires. Des bibliothécaires lui demandent de venir raconter.
À partir de ce moment, il décide de ne plus faire qu’écrire: un recueil de nouvelles fantastiques, des romans, des recueils de contes et de légendes etc.
Il conte donc, aussi. Ses soirées s’intitulent Contes des origines etc. Dans Beau désir, il exalte, avec les contes dits « paillards », la jubilation de la vie et de l’amour charnel.
Venu au monde sur les terres rouges de l’Aude, il se sent toujours l’héritier des Troubadours occitans, il a la poésie chevillée au corps. Mais loin de s’enfermer dans son terroir natal, auquel il restait toujours fidèle, il vibre aux rumeurs du monde, et il rend hommage aux POÈTES ASSASSINÉS du XXe siècle pour lesquels il de l’admiration et de l’empathie:
« Entre les dents des jours une rose scintille
Dans Prague aux doigts de pluie »
Nezval disait cela
C’était en mil neuf cent trente-six, en ce temps-là
Nazim Hikmet, l’homme d’Orient, cheveux jonquille,
À Istamboul entrait pour trente ans en prison.
Lorca perdait son sang cornes de lune au front
Et Desnos, deuil pour deuil, comme un taureau très doux
Veillait au pont au Change et pressentait les loups
« Entre les dents des jours une rose scintille
Dans Prague aux doigts de pluie »
Nezval disait cela
Et Miguel Hernandez au bagne d’Alicante
Baisait les souliers vides et les morts sur les yeux
« Nous n’appartenons pas à un peuple de bœufs »
Disait-il. Il chantait des splendeurs innocentes
Il chantait pour son fils mort de faim à dix mois
Et sur le sang rouillé, vent du peuple, sa voix
Fut la rose aux cent feuilles à la cime des monts
Qui t’appelait avec orgueil « Révolution »
« Entre les dents des jours une rose scintille
Dans Prague aux doigts de pluie »
Nezval disait cela
Un jour, quand sera sec et stérile le ventre
Énorme des fascismes, un autre temps viendra
Et reviendront les morts qui ne pourrissent pas
Ils descendront du train, ils secoueront la cendre
De leurs vieux vêtements démodés un matin
Ils pleureront de joie dans des gerbes de mains
Parmi les travailleurs à l’aube juste éclose
Avec, dans leur poing bleu, le soleil vertical
Entre les dents des jours une rose scintille
Dans Prague aux doigts de pluie où chantera Nezval.
Jacques BERTIN en a donné une version magnifique:
Passionné par les contes du monde entier, il s’est par exemple intéressé à ceux de Chine, s’apercevant que leur équivalent existait en Occitan. Il est même allé jusqu’en Afrique, pour rencontrer des conteurs, retranscrire leurs récits pour les raconter à son tour. Fasciné par les Amérindiens, il écrit aussi des Contes d’Amérique.
Il se dit que si ces contes avaient franchi les siècles voire les continents, c’est qu’ils étaient importants, qu’ils avaient des choses à nous communiquer. Il s’est alors mis à conter et à réunir beaucoup de monde à chacune de ses interventions.
Le Poète-Conteur est l’auteur de nombreux livres dont L’Amour foudre, Le Livre des amours, Contes de l’envie d’elle et du désir de lui, dans la tradition de ses chers Troubadours; très tôt passionné par ces poètes et musiciens nomades, il les adapte en français et les chante, encouragé par son Maître René NELLI à la Faculté de Lettres de Toulouse: son anthologie, Poésie des troubadours, est parue dans la collection Points aux Editions DESCLÉE de BROUWER, elle rassemble une quarantaine de poètes occitans parmi les plus importants et les plus représentatifs de cet art du Trobar, mêlant chansons et poèmes à la fois courtois et savants, populaires et inventifs. De Bernard de VENTADOUR (1135-1194) à Raimbaut de VACQUEIRAS (circa 1165 -1207).
Passionné par les Cathares, persuadé comme eux que: « Dieu est le rêve des pauvres, et le diable la folie des puissants », il leur consacre plusieurs livres comme l‘Expédition racontant le périple de ces quelques hommes qui descendirent de Montségur assiégé avec l’espoir déraisonnable de libérer leur peuple de ces occupants et de ces inquisiteurs qui le martyrisaient; il rend hommage à Bélibaste, le dernier des Parfaits, brûlé vif en 1321 à Villerouge-Termenès. En affirmant haut et fort « écrire pour fustiger la « justice » implacable du tribunal de l’Inquisition, la haine et ses ravages, la liberté bafouée, les bûchers qui se dressent sous le ciel obscurci. Écrire pour porter témoignage. Écrire pour résister. »
Chantre et héraut de son pays, il aurait, je pense, poussé une gueulante face à ceux qui prétendent aujourd’hui que les Parfaits n’ont jamais existé, ne sont « qu’une invention de clercs catholiques pour justifier l’annexion du Sud par la couronne de France. »
Auteur très éclectique et très prolixe, il nous laisse une cinquantaine d’ouvrages tout aussi passionnants les uns que les autres; descendant zélé des troubadours d’Occitanie on peut trouver sur son site, ses… « paroles à savourer » qu’il aimait offrir à tous.
Conscient que « Tempus fugit velut umbra, le temps fuit comme une ombre », comme disaient les poètes latins, et qu’il n’avait pas « fini son rêve », il s’insurgeait que soit si court Le temps de vivre:
A peine a-t-on le temps de vivre
qu’on se retrouve cendre et givre
adieu
et pourtant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me ferment à jamais les yeux
Je voudrais faire un jour de gloire
d’une femme et d’une guitare
d’un arbre et d’un soleil d’été
Je voudrais faire une aube claire
pour voir jusqu’au bout de la terre
des hommes vivre en liberté
Assis entre deux équilibres
dans ce monde qui se croit libre
et qui bâtit des miradors
je voudrais bien que nul ne meure
avant d’avoir un jour une heure
aimé toutes voiles dehors
A peine a-t-on le temps de vivre
qu’on se retrouve cendre et givre
adieu
et pourtant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me ferment à jamais les yeux
De mes deux mains couleur d’argile
je voudrais bâtir une ville
blanche jusqu’au-dessus des toits
Elle serait belle comme une
chanson du temps de la Commune
bâtie de bonheur hors-la-loi
Et puis que le printemps revienne
pour revoir à Paris sur peine
des enfants riant aux éclats
Lorca errant dans Barcelone
tandis que l’abeille bourdonne
dans la fraîche odeur des lilas
A peine a-t-on le temps de vivre
qu’on se retrouve cendre et givre
adieu
et pourtant j’aurais tant à faire
avant que les mains de la terre
me ferment à jamais les yeux.
Un jour peut-être
devant des portes sans serrures
devant des fenêtres sans barreaux
devant des visages sans masques
devant l’océan des hommes
nous dirons bonjour à nos amours
et cela voudra vraiment dire
bonjour.
Au moment de partir rejoindre ses phares, ses chers Troubadours, il a écrit une LETTRE OUVERTE à ses lectrices et lecteurs:
Chers amis,
Les temps sont venus où nos routes vont se séparer, je vais désormais emprunter les chemins de l’intime au gré de l’amour de mes tout proches. Je me laisse découvrir chaque matin l’imprévisible, qu’il m’emporte encore plus loin vers le désir et la force de dire oui, de dire non, de rire au ciel, d’écouter la tendresse.
Si vous voulez me retrouver, feuilletez les pages des livres que j’ai écrits, fredonnez les ritournelles que j’ai chantées, j’y serai tel que vous m’avez connu.
Comme je ne me suis réclamé de personne, ne vous réclamez pas de moi.
J’ai eu pour ambition secrète que mes mots vous délestent des maîtres et chapelles qui vous empèsent les rêves.
Alors quittons-nous sur une Pensée de Walt Whitman:
« Je vous adjure de laisser tout libre, comme j’ai laissé tout libre.
Qui que vous soyez me tenant à présent dans la main, lâchez-moi et partez sur votre propre route. »
Henri GOUGAUD
Le 11 mars 2024
Il était vraiment lo pastre de paraulas, le berger des mots:
… Mon pais
Es lopais dels pelegrins
Mon pais
Es un rèc que va trabucant
Cèrcant son camin d’ivronha
De mont en val, de val en mar
Mon pais
Es benlèu un estela roja
Una figa que tomba
Dins la boca de Díus
Que tomba roja coma un còr
Mon pais
Mon pais es l’arma del mond
Ont demòran totas paraulas umanas
E ieu som pastre de paraulas
Aquí ma vida
Un jorn per un trauquet de la nuèit
Un rasim blanc tombara
Se’n enira redolant
Juncas al pè de las muralhas
De l’eternitat e quand
Lo rasim s’esclafara
Contra l’eternitat dura
Dins son sang me negarai
Dins un rasim blanc me morirai
Leu lo pastre de paraulas
Le berger de mots
… Mon pays
C’est le pays des pèlerins
Mon pays
C’est un ruisseau qui va trébuchant
Cherchant son chemin d’ivrogne
De mont en vallée, de vallée en mer
Mon pays
C’est peut-être une étoile rouge
Une figue qui tombe
Dans la bouche de Dieu
Qui tombe rouge comme un cœur
Mon pays
Mon pays, c’est l’âme du monde
Où demeurent toutes paroles humaines
Et moi, je suis berger des mots
Voilà ma vie
Un jour, par un petit trou de la nuit
Un raisin blanc tombera
Il s’en ira roulant
Jusqu’au pied des murailles
De l’éternité et quand
Le raisin s’écrasera
Contre l’éternité dure
Dans son sang, je me noierai
Dans un raisin blanc je mourrai
Moi, le berger des mots.