On est tout étonné de constater qu’à l’Opéra national du Capitole, Rusalka constitue enfin une véritable création, dans ce temple de l’art lyrique. Ce sera en ouverture de saison, à partir du 6 octobre. Pourtant, la création date du 31 mars 1901 au Théâtre National de Prague. Après quelques légers déboires, l’accueil de l’avant-dernier opéra du musicien, son chef-d’œuvre, deviendra très vite au fil des représentations, exceptionnel.
« …Son âme est comme un cristal de roche ; son cœur n’est pas terni par les courants de la vie ; de sorte qu’il surmonte, tel un géant, le chaos des basses convoitises, des haines et des disputes. » Un admirateur anonyme.
C’est en 1900 que Dvořák met tout son savoir, tout son long et patient cheminement de musicien, de compositeur, de pédagogue, toute sa subtile compréhension de l’humanité, tout son sens de la dramaturgie, dans l’écriture de Rusalka, opéra en trois actes, constituant l’une des pierres angulaires de tout le répertoire opératique. Jamais son lyrisme n’aura été aussi exacerbé que dans ce conte de fées à la signification hautement symbolique. Dvořák se surpasse dans l’invention mélodique et la définition des atmosphères successives. Rusalka, c’est le drame de la transgression, du mariage impossible entre le monde de l’humain, cynique et faillible, et l’univers surnaturel des eaux, soumis à d’inflexibles règles, drame de l’opposition entre nature et culture, entre le réel et l’onirique.
Écrit à l’automne 1899, le livret est d’un jeune poète de 32 ans, Jaroslav Kvapil, un représentant parmi les plus reconnus de la jeune génération des poètes tchèques. Auparavant, il vient d’écrire un conte dramatique très touchant La Princesse Pissenlit (ça ne s’invente pas !) qui eut un grand succès populaire. Ce livret n’est pas destiné, au départ, à Dvořák mais, un concours de circonstances diverses fera que, parvenu entre ses mains et, petit à petit, la composition aidant, Dvořák très enthousiaste viendra à bout de la partition sans pratiquement peu de retouches dans le livret. Une performance. Il a trouvé ce qu’il cherchait, richesse symbolique et qualité poétique, et habileté dramatique, trois denrées rares réunies.
Le sujet est ouvertement fantastique et s’inspire de légendes aquatiques qui agitent plus particulièrement les pays slaves. Citons quelques œuvres qui ont pu inspirer la genèse de Rusalka comme La Petite Sirène d’Andersen, Undine du poète allemand Frédéric de la Motte Fouqué, La Cloche engloutie de Gerhard Hauptmann. Ondine est sœur de la fée Mélusine, de Lorelei, de La Fille des Neiges. Ce personnage abonde dans l’opéra romantique. On peut citer L’Or du Rhin de Wagner, ou encore Ondine, opéra perdu de Tchaïkovski, ou La Nuit de mai de Rimski-Korsakov. Kvapil a su donner une spécificité tchèque à cette légende. C’est bien la rencontre de la mythologie, du merveilleux avec l’humain, une rencontre dont l’harmonie ne peut se concevoir que dans la mort ; une mort qui n’est pas un déchirement mais l’entrée dans un domaine aux lois nouvelles et dont le mystère contient plus de poésie que d’horreur. Cette mort acceptée du Prince qui rachète, par son suicide, la médiocrité de sa nature.
À la magie du livret, correspond une musique enivrante, de bout en bout d’une fluidité et d’une limpidité exemplaires. On se félicite de retrouver à la direction de la production le chef Frank Beermann qui a conquis, on peut l’affirmer, définitivement le public de notre Théâtre, mais aussi de la Halle. Dans la fosse, les musiciens de l’Orchestre national du Capitole, et sur scène les membres du Chœur de l’Opéra national du Capitole.
L’ouvrage peut, semble-t-il, facilement subir quelques outrages côté mise en scène au vu de certains comptes-rendus de productions ailleurs mais, mettre en scène un conte de fées lyrique est bien un véritable défi. On se félicite donc, là aussi, du choix de Stefano Poda, à la mise en scène, aux décors, aux costumes, aux lumières et à la chorégraphie, assisté de Paolo Giani. Il nous avait enthousiasmé ici même par son travail sur l’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas. Les images offertes alors laissent augurer de l’enchantement qui nous attend pour cet opéra. Il saura résoudre les difficultés de mettre en scène l’univers féerique des eaux en éloignant toute salacité et vulgarité. L’accord sera parfait, à n’en pas douter, avec Dvořák qui prête à son Ondine, impuissante à partager le monde des hommes, un chant d’une grande pureté. Anita Hartig fut ici même une magnifique Traviata. Elle aborde pour la première fois le rôle de Rusalka, et c’est à l’Opéra national du Capitole. Si le compositeur tisse comme à son habitude les voix et les instruments en un somptueux camaïeu fin et multicolore, le rôle est bien pour cet artiste.
Résumé de l’œuvre : Rusalka (prononcez Roussalka) est un nom générique, désignant les ondines tchèques, mais ici il se réfère essentiellement à un personnage, même si des Roussalki (forme plurielle) sont citées dans la distribution. Cette Rusalka, (la soprano Anita Hartig) nymphe des eaux, rien à voir avec Platée !! est amoureuse d’un Prince aperçu se baignant dans le lac. Elle doit se métamorphoser en femme pour assouvir cet amour, ce qu’elle confie à Vodník, le Maître des Eaux, (la basse Aleiksei Isaev) qui essaie de l’en dissuader. Pendant que ses sœurs, batifolent joyeusement dans les eaux, Rusalka se morfond assise sur les branches d’un saule surplombant le lac. Elle a néanmoins recours à une sorcière, Jezibaba, (la mezzo Janina Baechle) et sollicite ses sortilèges. Si celle-ci cède à sa requête, elle la prévient toutefois des risques de son choix : elle est condamnée à rester muette, et si l’homme qu’elle aime ne l’aime pas, lui et elle-même seront damnés (la transformation de Rusalka en femme supposant l’acquisition d’une âme). Elle devient alors un feu-follet maudit. Au cours d’une chasse, le Prince (le ténor Piotr Buszewski) rencontre Rusalka. Subjugué par sa beauté, en tombe amoureux et l’emporte en son château.
Au Second Acte, au moment des noces de Rusalka et du Prince, ce dernier, plutôt déçu par une Rusalka muette et bien mystérieuse, cède alors facilement aux charmes d’une invitée, une mystérieuse Princesse étrangère (la mezzo Béatrice Uria-Monzon). Cette dernière réussit à séduire le Prince, charnellement aimanté, puis, ayant obtenu son amour, le repousse avec dédain. On s’interrogera sur la sincérité de l’amour de cette princesse, alors que rien dans son comportement ne peut faire douter de sa duplicité. Sa dernière phrase prononcée serait bien pour le vouer, lui et Rusalka, à l’enfer ! Même si nulle part le livret ne nous dit que cette Princesse étrangère est un démon, on s’interroge : est-elle au courant du pacte accepté par Rusalka ? N’est-elle pas une envoyée du Diable puisqu’actrice de la transformation opérée par Jezibaba ? et donc informée par cette dernière de ses conditions ? En passant, notons que Rusalka effraie pas mal son entourage de par son comportement, son attitude, son allure, à commencer par le Garde Forestier (Fabrice Alibert) et son neveu Le Marmiton (Séraphine Cotrez) homme de main du Prince. Désespérée par la tournure des événements, Rusalka rejoint le fond des ondes. Remarquons encore que des productions confient à la même interprète les deux rôles de Jezibaba et de Princesse étrangère.
Au Troisième Acte, notre ondine, qui a retrouvé la parole suite à l’échec de son amour, retrouve aussi son saule d’autant plus que sa transformation l’éloigne pour toujours de ses sœurs, les autres rusalky (Valentina Fedeneva, Louise Foor, Svetlana Lifar). Elle n’est d’ailleurs plus vraiment femme non plus, mais personnage magique, sorte de sirène entraînant les hommes dans la noyade. De plus, la sorcière l’a informée qu’elle ne pourra retrouver la paix qu’en versant le sang de celui qui l’a trahie, pacte infernal qu’elle refuse. Mais voilà que le Prince surgit, obnubilé par le souvenir de sa passion. Ayant rejoint Rusalka, celle-ci l’avertit qu’un baiser lui sera fatal. Il accepte toutefois ce devenir et embrasse sa bien-aimée, et meurt, heureux, dans ses bras. Le doute reste sur le salut de son âme, mais Rusalka, cet être uniquement oblatif, n’échappera pas à son sort éternel. Elle peut rejoindre le fond des eaux.
Remarque anecdotique : un détail qui rejoint directement le côté ô combien patriote de notre musicien “primitif“, apprenti boucher à la carrière contrariée, patriote irréductible, qui défendra même la façon d’orthographier son nom, à savoir, s’il vous plaît, qu’il tient absolument à l’accent de mouillure sur la lettre R (accent circonflexe retourné) ainsi qu’à l’accent de longueur sur la lettre A (accent aigu) de sorte que vous ferez très attention à bien prononcer DVORJAK. Et vous pourrez toujours placé dans une conversation animée un trait d’humeur de notre « musicien tchèque tout simple », tel qu’il s’intitulait : « … permettez-moi de vous dire que chaque artiste a sa propre patrie, dans laquelle il doit avoir une foi ferme et un cœur ardent… ».