Une rétrospective estivale affiche dix films du cinéaste japonais Yasujiro Ozu, tournés entre 1949 et 1962.
Auteur de 54 films – dont 34 muets – tournés entre 1927 et 1962, le Japonais Yasujiro Ozu est l’un des cinéastes majeurs du XXe siècle. Découverte à partir de la fin des années soixante-dix en Europe, sa filmographie est dédiée aux drames et tracas du quotidien japonais révélant de magnifiques paraboles universelles. Comme l’assure Jacques Mandelbaum, dans le quotidien Le Monde, «Ozu est un génie qui dépasse les frontières de l’espace et du temps, un monument d’émotion dans la retenue, un géant dans l’art de la tenue et de la justesse. Les 36 longs métrages préservés qui nous restent de lui en témoignent. La marque du temps qui passe, l’ambivalence des liens familiaux, le sacrifice de soi, la transmission des sentiments et des valeurs, tels sont quelques grands motifs du cinéma d’Ozu, qui va les décliner jusqu’aux chefs-d’œuvre des années 1950 avec une simplicité aussi cruelle que bouleversante, un humanisme d’autant plus éblouissant qu’il est averti du néant de la condition humaine.»(1)
Né en 1903, à Tokyo, Yasujiro Ozu passe la majeure partie de son enfance et adolescence à Matsusaka, près de Nagoya. Attiré par le cinéma hollywoodien, il se rend régulièrement à Nagoya pour voir les films de Chaplin, Murnau ou Lubitsch – qu’il considère très tôt comme son réalisateur préféré. En 1923, il se fait engager comme assistant opérateur à la Shōchiku Kinema. Il devient assistant réalisateur, puis se lance dans son premier film, « le Sabre la Pénitence », pour lequel il travaille avec le scénariste Kôgo Noda. Cette rencontre marque le début d’une longue et fructueuse collaboration entre les deux artistes. Lorsque la guerre civile éclate, Ozu est incorporé dans l’armée japonaise et ne pourra pas terminer son premier opus.
De retour de la guerre en 1928, il se lance pleinement dans la réalisation, gardant souvent la même équipe technique ainsi que les mêmes acteurs. Influencé par le modèle américain et le cinéma européen, il débute sa carrière par des comédies, genre dans lequel il excelle, signant la même année « la Citrouille » et « Un corps magnifique ». Avec « J’ai été diplômé, mais… » et « la Vie d’un employé de bureau » (1929), son style devient de plus en plus personnel, même si les influences américaines sont toujours fortement présentes. De manière subtile, Ozu parvient à diffuser un message contestataire à travers ses comédies sociales, comme dans « Chœur de Tokyo » (1931), portrait d’un fonctionnaire qui sombre dans la misère.
Selon Charles Tesson, «Ozu, comme beaucoup de cinéastes de son époque, a été influencé au départ par le cinéma américain. En particulier par « l’Opinion publique » de Charlie Chaplin, et plus encore par « The Marriage Circle » d’Ernst Lubitsch, dont il conservera le goût de l’échange verbal : à chaque prise de parole, son plan et son visage. Ses premiers films mêlent influences burlesques (Ozu a été formé à l’école du “nonsense mono”) au cœur d’histoires graves, sur fond de cruauté et d’humiliations, qu’Ozu a su si bien filmer : le père faisant des courbettes devant son patron, l’ancien employé au chômage devenu homme-sandwich. En témoigne la scène de « Chœur de Tokyo », drôle en apparence, où l’employé, venu se plaindre du renvoi d’un collègue, se querelle avec son patron à coups d’éventail, avant d’être à son tour licencié, le ton léger et badin utilisé pour filmer la séquence ne laissant rien présager de ses conséquences dramatiques.»(2)
Après l’apparition du cinéma parlant au Japon, Ozu tourne encore des films muets, et fait du rapport entre les parents et les enfants son thème de prédilection. Au fil des années, il parvient à se libérer de ses maîtres occidentaux: son style de mise en scène s’affine et devient de plus en plus dépouillé. Avare de mouvements d’appareils et d’effets de montage, son cinéma est essentiellement construit de plans fixes et de plans-séquences filmés à hauteur de personnages, comme dans « Gosses de Tokyo » (1932). Auteur de quelques œuvres sonorisées mais sans paroles, il tourne en 1936 son premier film parlant, « le Fils unique ». Mobilisé par l’armée durant plusieurs mois en Chine, il réalise ensuite « les Frères et sœur Toda » (1941), qui rencontre un grand succès auprès du public, puis « Il était un père » (1942). Le critique Jacques Mandelbaum souligne que «le cinéaste invente, avec ces deux films, la forme qui caractérisera les chefs-d’œuvre de sa dernière période, lesquels n’ont précisément de cesse de désigner la famille comme le lieu par excellence de la perte et du renoncement».(3)
Prisonnier à Singapour, il rentre au Japon en 1946, avant de revenir sur le devant de la scène, avec notamment « Récits d’un propriétaire » (1948), puis « Printemps tardif » (1949) qui marque une véritable «renaissance» du cinéaste. Film épuré, saisissant avec justesse les détails de la vie quotidienne, « Printemps tardif » est ainsi considéré par beaucoup comme une œuvre parfaite. Artiste dont le style dépouillé est le terreau favorable à l’émergence des sentiments et de l’émotion, Ozu s’attache à travers les films de sa dernière période à montrer la désintégration du système familial japonais face à l’évolution des mœurs de son temps. Teintées de mélancolie et de pessimisme, ces dernières œuvres contribueront à son succès international.
Dans « Début d’été » (1951), il dresse le portrait d’une famille par petites touches anecdotiques, puis « Voyage à Tokyo » – l’un de ses chefs-d’œuvre – suit, en 1953, la visite d’un couple chez leurs enfants. En 1958, il réalise son premier film en couleurs, « Fleurs d’équinoxe », qui confronte le poids des traditions familiales aux mœurs de la modernité. Après « Bonjour » qui est le remake en couleurs de « Gosses de Tokyo », puis « Herbes flottantes », « Fin d’automne » qui reprend le thème de « Printemps tardif », « Dernier caprice » et « le Goût du saké » (photo), il meurt en 1963. Mais malgré les apparences, l’esthétique de ses films se détache de la cinématographie nippone de son époque.
Auteur du « Silence dans le cinéma d’Ozu » (L’Harmattan), le réalisateur Basile Doganis constate: «Sous la maîtrise technique et artistique indéniable de son cinéma, couvent des forces anarchiques, un chaos grouillant de possibles et même une forme d’ivresse. (…) Ce qui frappe c’est, dans sa vie comme dans son œuvre, sa radicale liberté. Ozu ne s’enferme dans aucun préjugé, ni dans les valeurs dominantes, ni dans leur contestation univoque ; et, lorsqu’il s’approprie ou rejette une position, c’est toujours avec une légèreté ironique, fluide. Ce qui, chez lui, paraît stable et régulier, cache une grande effervescence, une grande tension qu’il s’efforcera de reproduire par la densité et la sophistication de ses cadrages radicaux, de sa direction d’acteurs, de ses raccords dissonants. Ce faisant, il parviendra à conférer à ses personnages une même liberté radicale, affranchie des exigences du mélodrame, ou des péripéties du film d’action. Des personnages insaisissables, peu “réalistes” parfois, mais infiniment vivants et présents, jusqu’à en devenir obsédants.»(4)
À l’affiche cet été, la rétrospective de dix films, qui ont fait l’objet d’une nouvelle restauration, court sur une douzaine d’années, celle de la dernière période d’Ozu: celle des grands drames en noir et blanc tels que « Printemps tardif » ou « Voyage à Tokyo », celle de son passage à la couleur et de son ultime chef-d’œuvre, « le Goût du saké » (1962).
« Le Goût du saké » © Shochiku Co., Ltd.
(1) Le Monde (14/02/2007)
(2) cinematheque.fr (2014)
(3) Le Monde (29/06/2005)
(4) Libération (16/02/2007)