Pour rappeler l’importance de Dario Argento, rien de mieux que les mots de Franck Lubet, programmateur à la Cinémathèque de Toulouse, avec l’édito de la rétrospective qui lui était consacrée en octobre 2018 :
« Une lame de couteau scintillant dans une main gantée de cuir, avant de s’enfoncer dans le corps d’une femme ridée d’effroi, jusqu’à l’obtention d’une flaque de sang de gouache au son d’une comptine pour enfants. Le sadisme et le fétichisme, l’horreur et la couleur, la peinture et la musique. Y a-t-il davantage à dire ? Tout a déjà été écrit du cinéma de Dario Argento, détaillé, décortiqué dans les moindres symboles, analysé et étudié dans les universités ; autopsié comme un cadavre. Ou plutôt, disséqué comme un animal soumis à une vivisection. Parce que c’est un cinéma toujours vivant ; bien qu’il s’agisse d’un cinéma de mort. Un cinéma vivace qui a fini par contaminer tout le cinéma. Un cinéma de genre des 70’s qu’il est impératif de connaître pour comprendre le cinéma d’auteur d’aujourd’hui. L’ultime référence et la pierre de rosette de la jeune génération de cinéastes. It’s alive ! Comme dirait un fameux docteur obsédé de donner vie à des chairs mortes. It’s alive ! Et il s’est échappé. Et il nous échappe encore.
Dario Argento, c’est pour commencer le maître du cinéma d’horreur italien et le maestro du giallo, ce genre transalpin de polar érotico-sadique. Dario Argento, c’est d’abord l’héritier de Mario Bava dont il prolonge jusqu’à l’abstrait les expériences picturales commencées dans le cinéma de genre des années 1960. C’est aussi le « neveu » de Sergio Leone avec qui (ainsi que Bertolucci) il écrit le sujet de Il était une fois dans l’Ouest, et dont on retrouve le style opératique dans ses propres films. C’est enfin le côté obscur d’Antonioni. Antonioni le grand architecte du cinéma, le dessinateur industriel qui organise les lignes du vide et l’ésotérique qui révèle une autre réalité que celle qui est à l’image. L’Antonioni de Blow Up dont le cinéma d’Argento creuse l’enquête sur le mystère des images. À commencer par Profondo rosso au générique duquel on retrouve David Hemmings et des images arrêtées, en mode photographie. L’agrandissement d’une photo chez Antonioni, une fresque sous du plâtre à gratter chez Argento. À la différence que, si Antonioni interroge le point de vue du spectateur, Argento l’enferme dans sa position de regardeur / voyeur (la cage de verre dans L’Oiseau au plumage de cristal ou les aiguilles sur les paupières dans Opéra), moins pour contenter le regard sadique du spectateur dans un effet de catharsis mis en abîme, que pour assouvir le propre sadisme du metteur en scène qui impose à son spectateur non plus un regard, mais de regarder. De le regarder tuer (les inserts de mains de tueur sont ses propres mains). C’est ainsi que nous sommes passés d’une image peut-être témoin d’un meurtre à un cinéma assassin (voir également, dans l’Extrême CinémaThèque, Démons de Lamberto Bava, le fils de Mario, produit et écrit par Argento). L’image pourrait renfermer un crime chez Antonioni. Elle est criminelle chez Argento. Et c’est ainsi que nous sommes passés de la modernité à la postmodernité. »
Voilà, merci Franck !
Et donc, maintenant, alors que je pensais – comme Franck Lubet – que tout avait écrit sur le Maestro, le fanzine ABORDAGES, le cinéma scandaleusement pris par la quille consacre son numéro 3 au film Ténèbres (cf interview avec Jocelyn Manchec ici) et voici que La Septième Obsession sort un hors-série entièrement consacré au cinéaste. Merci à Nicolas Tellop, rédacteur en chef de ce numéro d’avoir répondu à mes questions.
Peux-tu te présenter ?
J’ai procrastiné pendant des années. Une habitude prise alors que j’étais étudiant. Avec quelques amis chers, nous échafaudions plein de projets, plus ou moins fous et irréalisables, et nous passions beaucoup de temps à en parler, mais sans jamais lever le moindre petit doigt pour les réaliser. Ensuite, comme tout le monde, j’ai dû me résoudre à travailler, et de loin en loin je continuais à échafauder des plans qui ressemblaient à des boules à neige. C’était joli mais pas non plus très élaboré, ça prenait la poussière sur les étagères de mon grenier en os, et je les secouais de temps en temps pour voir s’animer un peu le paysage. Les années ont passé, et puis un jour j’ai rencontré une fille qui m’a ramené à la vie. Je me suis remis à écrire. C’était en 2011. Autre changement majeur : je me suis connecté à Internet. Je m’y étais plus ou moins refusé auparavant – j’ignore maintenant pourquoi. Ça a tout changé. Je publiais des textes dans des blogs que j’avais créés, ainsi que pour celui de Jocelyn Manchec, ABORDAGES, le cinéma scandaleusement pris par la quille, par exemple. J’ai rapidement participé au lancement de l’aventure Kaboom, menée par Stéphane Beaujean, ainsi qu’à plusieurs autres publications comme Carbone de Jérôme Dittmar, La Septième Obsession de Thomas Aïdan (lire entretien déjà paru de Thomas Aïdan, en 2016) ou Les Cahiers de la BD de Vincent Bernière. En 2017, j’ai réalisé un de mes rêves en publiant un livre, qui plus est sur Franquin. Son titre : L’Anti-atome. Ont suivi Snoopy Theory et Les Courses-poursuites au cinéma, en plus de la partie essai du livre d’entretiens : Pierre Salvadori, le prix de la comédie. Aujourd’hui, je travaille constamment, peut-être pour rattraper le temps perdu à procrastiner. Il faut se méfier du travail, c’est une vraie drogue. Lorsqu’on tombe là-dedans, c’est très difficile de s’arrêter. On ne le dit pas assez aux jeunes : soyez prudents ! En tout cas, la fille qui m’a sauvé de mon inertie se plaint maintenant que je travaille trop, et c’est bien la preuve que la vie est mal faite.
Comment est née l’idée de consacrer un hors-série à La Septième Obsession entièrement sur Dario Argento et de te confier le rôle de rédacteur en chef ?
Au cours de l’été 2018, le bouillonnant Vincent Bernière a proposé de me confier la rédaction en chef des hors-séries des Cahiers de la BD. Je ne le remercie pas parce que maintenant j’ai du mal à m’en passer. On en a fait un sur Batman, un autre sur Astérix, et du coup je me suis mis en tête d’en faire un sur le cinéma. J’en ai parlé à Thomas Aïdan qui est quelqu’un de formidable : contrairement à la plupart des éditeurs très prudents qui poursuivent surtout leur propre vision des choses, il s’enthousiasme pour tout. Avec lui, on a l’impression de pouvoir partir constamment à l’aventure. Thomas est en quelque sorte mon rêve américain. Tout ou presque est possible. À partir de là, Dario Argento s’est imposé tout de suite : une rétrospective allait lui être consacrée au festival de La Rochelle ; et puis, il y a 50 ans tout juste, au cours de l’été 1969, il commençait à tourner L’Oiseau au plumage de cristal… Évidemment, ces deux raisons ne sont que des prétextes, car c’est surtout un de mes cinéastes fétiches, de ceux qui correspondent si bien à l’esprit de La Septième Obsession. On ne pouvait pas trouver mieux pour inaugurer les hors-séries. Du sang, des sorcières et des jeunes filles en péril : il y a là de quoi passer un bel été.
Comment faire un numéro original avec tant de documents déjà disponibles sur lui ?
Des travaux sur Dario Argento, il n’y en a pas tant que ça. Mais il y en a surtout un après lequel il est très difficile de passer, c’est bien sûr Jean-Baptiste Thoret. Avec son livre Le magicien de la peur, les livrets ou encore les suppléments inclus dans des DVDs, sans oublier les conférences qu’il lui a consacrées, il a bien balisé le terrain. Mais ça ne signifie pas que tout a déjà été dit. Surtout – et c’est que je raconte dans l’édito – quand on aime un cinéaste, on a toujours de bonnes raisons de s’y intéresser. Au moins deux raisons, je dirais : d’abord lui exprimer tout notre amour, et puis trouver au fond de nous-mêmes ce qui motive cet amour. Par ailleurs, même pour des textes assez attendus, sur des sujets qu’on pourrait croire convenus, les rédacteurs ont toujours veillé à avoir une approche suffisamment fraîche pour ne pas donner l’impression de redite. Je crois que le hors-série propose à ce titre des pistes assez nouvelles, en tout cas qui cherchent à se réinventer. Surtout, l’enjeu se situe dans l’écriture elle-même : plusieurs contributeurs sont des écrivains, pour ne pas dire des poètes, et je comptais beaucoup sur cette ambition littéraire assumée au sein de l’exercice critique.
Comment le choix des rédacteurs et du contenu qu’ils ont proposé s’est-il fait ?
Certains rédacteurs sont issus de La Septième Obsession, comme Arthur-Louis Cingualte, Séverine Danflous, Jérôme d’Estais, Fabrice Fuentes, Alexandre Jourdain ou Jean-Sébastien Massart. Ils sont sensibles à l’univers d’Argento, on ne pouvait pas s’imaginer faire ce hors-série sans eux. De fait, leurs textes sont très précieux. Mais je tenais aussi à avoir des approches les plus variées possibles. C’est pour cela que j’ai invité un remarquable historien du cinéma, Frank Lafond, auteur de très beaux ouvrages chez Rouge Profond sur Joe Dante ou encore Samuel Fuller. Ses deux textes sont d’autant plus importants qu’ils portent sur des pans mal connus de l’œuvre d’Argento. Dick Tomasovic, professeur de cinéma, lui aussi, essayiste et éditeur, a repris pour nous un texte fondamental sur Les Frissons de l’angoisse, qu’il avait publié à l’origine dans un ouvrage collectif universitaire italien : Il grand « incubo che mi son scelto ». Pierre Pigot, historien de l’art et écrivain d’une rare sophistication, livre une réflexion passionnante sur le motif argentien du sacrifice en lien avec le védisme hindou. Joachim Daniel Dupuis, philosophe cinéphage, s’intéresse particulièrement aux génériques et aux résonances politiques du giallo. L’auteur et professeur de cinéma Sébastien Gayraud compose un très beau texte sur Inferno ainsi qu’une nouvelle inspirée de Suspiria. Pierre-Julien Marest – qui dirige les belles éditions Marest – nous livre une très poétique histoire de l’œil chez Argento, où George Bataille n’est jamais très loin. Jérôme Dittmar tisse quant à lui avec brio les rapports particulièrement étroits qui existent entre le cinéaste italien et Brian De Palma. Lucas Loubaresse, réalisateur et assistant-réalisateur, a composé des textes d’une grande poésie, très vivifiants, sur Suspiria et Ténèbres. Le chef-opérateur Antoine Mocquet s’est associé à Warren Lambert – contributeur à La Septième Obsession depuis quelques temps et qui a réglé ses comptes avec une certaine comédie française dans son récent ouvrage Tropique du Splendid – pour évoquer le souvenir d’une rencontre avec un autre chef-opérateur : Luciano Tovoli, le maître des lumières d’Argento. Il y a aussi Jean-Baptiste Garnier qui propose un bel exercice de démonologie appliquée à notre réalisateur. On a pu compter sur une étudiante en lettres modernes, Romane Dussart, qui rédige actuellement un mémoire sur le Maestro, pour évoquer les rapports entre la peinture et son cinéma. Enfin, un de mes vieux copains procrastinateurs, Yann Serizel, a fait l’immense effort de faire une page entière sur le musée Argento de Rome. Je voulais aussi accorder de la place à quelques textes issus du nouveau numéro du fanzine ABORDAGES consacré à Ténèbres, avec les textes hautement stimulants d’Éric Aussudre, Aurélien Lemant et Ismaël Deslices – les autres auraient mérité leur place, mais il n’y avait plus de place… Tous ces textes ont été répartis au sein d’un sommaire imaginé en trois parties et baptisées du nom des Trois Mères des Enfers chères à Argento : le giallo et le caractère visuel pour Mater Lacrimarum, le fantastique et la dimension musicale dans Mater Suspiriorum, et les années horrifiques couplées à des réflexions plus profondes pour Mater Tenebrarum.
Comment le choix des cinéastes s’est-il fait ?
L’idée, au départ, était d’interroger un cinéaste par partie, pour évoquer sa filiation avec les films d’Argento : Hélène Cattet et Bruno Forzani, Yann Gonzalez, Bertrand Bonello et Bertrand Mandico. Pour peu qu’on connaisse et Argento et les cinéastes cités, je crois qu’il n’y a aucun mystère sur l’évidence de ces choix : ils ont tous hérité quelque chose du réalisateur italien, que ce soit dans l’esprit ou dans la lettre. Malheureusement, il nous a été impossible de nous entretenir avec ce dernier, car il était en tournage et nos emplois du temps étaient incompatibles, mais on se donnera très prochainement rendez-vous avec Bertrand Mandico pour rattraper ça. Du coup, on a bel et bien eu un cinéaste pour chaque section. On voulait aussi ouvrir le numéro sur un dialogue avec Argento et le refermer sur un autre avec Jean-Baptiste Thoret. On a ainsi comme une généalogie : le père, les enfants, et au bout de la chaîne le critique en testamentaire cinéphilique.
Un mot sur les illustrations ?
On a tout de suite voulu que ce numéro soit très visuel, parce que Dario Argento, quoi ! À ce titre, notre graphiste d’élite, Alexandre Cano, a fourni un travail exceptionnel. La mise en page, le choix des photogrammes, la typo : tout est magnifique. En plus, c’est lui qui est l’auteur des dessins qui portraitisent les cinéastes interviewés, sans oublier une épatante reconstruction graphique d’un décor de Suspiria. Par ailleurs, j’ai souhaité des ouvertures illustrées pour chaque partie. Je ne voyais personne d’autre que l’époustouflant Jaouen Salaün pour accomplir cette mission. Ses trois illustrations sont tellement belles que nous en avons tiré des affiches qui seront bientôt disponibles à la vente sur le site de La Septième Obsession : de splendides visions onirico-cauchemardesques qui synthétisent à merveille l’univers d’Argento. J’ai aussi demandé au patron de la très select Cinémamecque, le sémillant Vincent Barrot, de modeler le cinéaste, comme il l’a déjà fait pour Orson Welles, Jean-Luc Godard ou Samuel Fuller. Et puis, je me suis mis en tête de faire une bande dessinée en épisodes, qui fonctionnerait un peu comme les BD-jeux du Journal de Mickey, que je lisais quand j’étais petit : une énigme par planche, qu’il est possible de résoudre en se creusant un peu la tête et en étant observateur. Christophe Poot a fourni un travail remarquable en très peu de temps : vif et pop, son trait est d’une grande originalité et j’aime beaucoup la façon avec laquelle il a su donner vie aux personnages que j’avais imaginés – et qui reviendront peut-être prochainement ! Enfin, j’ai tenu à sélectionner des affiches alternatives et des pochettes de vinyles réédités pour donner un aperçu des inspirations graphiques que le cinéma d’Argento ne cesse de générer. J’espère que tout cela pétille comme il faut aux yeux du lecteur.
Des choses que tu n’as pas pu mettre ?
Le numéro s’est rempli très très vite, et on a dû faire le deuil de choses que j’aurais aimé aborder. Par exemple, je regrette ne pas avoir pu accorder plus de place à Phenomena, que je trouve génial, et Trauma, qui n’est pas indigne, en tout cas très intéressant. Mais, pour des raisons de budget, on ne pouvait pas aller au-delà des 130 pages déjà très remplies, comme le souligne l’énumération des textes faite un peu plus tôt. Je voulais aussi faire des formats plus courts, pour ponctuer l’ensemble, avec des analyses de séquences, mais là aussi, on a dû les sacrifier. Je regrette aussi une faute de frappe dans la dernière planche de la BD-jeu, qu’on n’a pas vu passer et qui change quand même pas mal de choses. Je me suis flagellé trois jours durant pour expier cette erreur. Mais elle est toujours là et, comme l’œil de Caïn, elle continuera à m’observer dans la tombe.
De quoi es-tu le plus fier ?
Je suis assez fier d’avoir joué pleinement mon rôle de rédacteur en chef pour privilégier et mettre en valeur les contributeurs. Tous les textes sacrifiés dans le numéro ont été ceux que j’avais ou devais écrire. On ne peut pas me reprocher d’avoir voulu tirer la couverture à moi. Et donc, je suis très content de l’aboutissement de cette aventure collective. Sinon, à titre personnel, je suis tout émoustillé d’avoir réalisé et publié ma première bande dessinée avec Christophe Poot. Là encore, c’était un vieux rêve.
Dirigeras-tu d’autres hors-séries ?
Oui, du moins certains qui sont déjà dans les tuyaux. Mais je n’en dirai rien pour ménager l’effet de surprise. Néanmoins, je peux quand même révéler que Brian De Palma, on s’en doute, sera bientôt mis à l’honneur. Mais il y a d’autres projets avant celui-là.
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Les numéros de La Septième Obsession sont commandables sur le site, consultables gratuitement à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse, et à l’achat dans les bureaux de presse, Ombres & Lumières, 33 rue Gambetta 31000 Toulouse
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