Cent ans après la mort du compositeur, les œuvres de Claude Debussy sont au programme de plusieurs récitals et concerts donnés à Toulouse, dans le cadre de la saison des Grands Interprètes, de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, des Clefs de Saint-Pierre et de la Saison Bleue.
À l’auditorium du musée des Abattoirs, le pianiste Philippe Cassard (photo) mettra Claude Debussy à l’honneur lors de l’une de ses conférences musicales qui ponctuent la Saison Bleue à Toulouse. Ce dernier consacre régulièrement des récitals au compositeur français dont il a gravé l’intégrale pour piano seul, mais aussi des œuvres à deux pianos et pour piano à quatre mains avec François Chaplin. On lui doit également un disque de mélodies avec Natalie Dessay, et il vient de consacrer un ouvrage au compositeur, publié chez Actes Sud. C’est encore avec Natalie Dessay qu’il se produira sur la scène du Théâtre du Capitole pour le récital « Portraits de femmes », qui met notamment au programme des mélodies de Debussy. Cette soirée marque le grand retour de la soprano française sur la scène où elle fit ses adieux à l’opéra en 2013, dans le rôle-titre de « Manon » mis en scène par Laurent Pelly.
L’autre événement de cette année anniversaire est la venue imminente du pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboim, grande figure musicale d’aujourd’hui. Un enregistrement dédié à Claude Debussy à peine paru chez Deutsche Grammophon, il fait pour la première fois escale à Toulouse, se produisant ces jours-ci à la Halle aux Grains lors d’un récital exclusivement dédié au compositeur, avec à son programme « Estampes », « Deux Arabesques », « l’Isle joyeuse », Préludes du Premier Livre. Quant au pianiste Jean-Bernard Pommier, il offrira à l’auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines, lui aussi à l’invitation des Grands Interprètes, un récital de musique française sur le thème «Colette au concert», ponctué de textes lus par le journaliste Olivier Bellamy. Ce sera alors l’occasion de réentendre, notamment, « l’Isle joyeuse » et des Préludes de Debussy.
«Il est vrai que j’interprète convenablement quelques-uns des « Préludes », les plus faciles. Mais les autres, où les notes se suivent à une extrême vitesse, me font frémir…», confessait le compositeur dont l’œuvre pour piano est la plus vaste du répertoire français – avec celle de Gabriel Fauré. Il signe une grande partie de ses partitions pour l’instrument en moins d’une décennie : « Estampes » en 1903, « Masques » et « l’Isle joyeuse » l’année suivante, les deux recueils des « Images » entre 1905 et 1908, « Children’s Corner » entre 1906 et 1908, puis les deux livres de douze Préludes chacun entre 1909 et 1912.
Selon Philippe Cassard, «avec la composition des « Estampes » et des « Images » au début du XXe siècle, Debussy marque une véritable rupture. Son piano qui jusqu’ici avait davantage joué le rôle d’un superbe accompagnateur de la voix humaine devient alors orchestral et irradiant. Je suis persuadé que la base de cette nouvelle écriture est à trouver dans la partition pour piano de « Pelléas et Mélisande » sur laquelle il a travaillé des années avant d’orchestrer son opéra. Pour avoir joué en concert cette version pour piano, j’y ai vu la matrice de son œuvre future comme les Préludes et les Études. Sa musique annonce le cubisme en peinture ou, en musique, répond à celle de Stravinsky, le seul compositeur qu’il admire vraiment et considère en quelque sorte comme son alter ego. Il le cite d’ailleurs, volontairement ou inconsciemment, dans ses œuvres de l’après-1912. Dans le corpus Debussy, il n’y a pratiquement aucune partition inintéressante ou fade. Il n’a jamais cessé de chercher, sans retour en arrière. Il faut écouter toute son œuvre pour y déceler des connexions, des effets de miroir, mais toujours dans un mouvement qui va de l’avant», assure le pianiste.(1)
Né en 1862, Claude Debussy apprend le piano et passe douze ans au Conservatoire de Paris, avant de se voir décerner le prix de Rome en 1884 pour la cantate « l’Enfant prodigue ». Installé à Paris, ses séjours au Festival de Bayreuth le marquent profondément, comme sa découverte du « Boris Godounov » de Modeste Moussorgski, ou encore la musique d’Extrême-Orient qu’il approche à l’Exposition universelle. Il compose en 1893 son Quatuor à cordes, qui est à l’affiche d’un concert de la saison des Clefs de Saint-Pierre (photo) et que le Quatuor Hanson interprètera dans le cadre de la Saison Bleue, puis achève le « Prélude à l’après-midi d’un faune » l’année suivante – page qui fait de lui un chef d’école, à son corps défendant. En 1902 est créé « Pelléas et Mélisande », son unique opéra achevé. Dénué d’airs virtuoses et imposants, l’ouvrage révolutionne l’opéra : la mélodie s’approche parfois de la déclamation et privilégie la compréhension du texte signé Maeterlinck ; l’orchestre est traité comme un personnage principal, il dit en musique ce que les mots ne peuvent exprimer.
«Il est devenu lui-même en empruntant des voies qui passent par le romantisme, la Russie et l’Orient. Il fut le premier compositeur occidental à introduire le jazz dans sa musique, et des artistes comme Bill Evans ou Thelonious Monk revendiquèrent son influence»(2), constate Philippe Cassard. Puisant par exemple dans les musiques d’Extrême-Orient, Debussy enrichit les rythmes et les timbres en employant la gamme pentatonique orientale pour les évocations exotiques. Il s’attachera également à créer son vocabulaire et sa forme : temps musical bouleversé et tonalité suspendue. La souplesse rythmique et l’infinie mobilité du tempo, l’importance du timbre et de la couleur musicale forment ainsi la caractéristique essentielle de l’œuvre de Debussy. De nombreux compositeurs se réclameront de son esthétique, en particulier Ligeti, Messiaen, Boulez ou Dutilleux.
Le pianiste Philippe Cassard rappelle : «Sa personnalité s’est construite en une dizaine d’années, lorsqu’il avait entre 15 et 25 ans. Durant ces années, il a capté une quantité pharamineuse d’informations dans tous les domaines, la peinture, la poésie et, bien sûr, la musique. Son intérêt n’avait aucune limite ! Dans la même journée, il pouvait s’émerveiller de la découverte du gamelan balinais, puis aller écouter une chanteuse de caf’conc’, tout en étudiant les œuvres de Schumann ou Wagner. Debussy est un autodidacte qui a su choisir de bons maîtres, puis de bons protecteurs et mécènes comme Marie Vasnier (pour laquelle il composa des mélodies) et son mari, le peintre Henry Lerolle, le compositeur Ernest Chausson ou le poète Pierre Louÿs… N’oublions pas que c’est le grand et très respecté Mallarmé lui-même qui lui a demandé de mettre son « Faune » en musique ! Debussy a ainsi acquis une grande érudition qui a pu enrichir son bon goût naturel. Dans les salons, le côté un peu rustre de son personnage qui ne prenait pas de “pincettes” pouvait choquer – comme avait fait Beethoven en son temps. La loi du jeune Debussy était précisément de ne pas en avoir, mais cette liberté doucement anarchiste dégageait sûrement un parfum délicieux. Il a voulu s’échapper de la grille d’écriture du compositeur officiel. Il souhaitait avant tout évoquer des vibrations et des couleurs, traduire la perception sensorielle dans sa musique par des moyens nouveaux. En cela, on a pu dire un peu vite de son œuvre qu’elle était impressionniste. Debussy est dans l’imaginaire, la suggestion. Contrairement à d’autres créateurs, il n’impose ni ne martèle ses idées, demandant ainsi à l’auditeur de faire une partie du chemin. De même, il ne considère pas la tonalité (rassurante pour l’oreille) comme une fin en soi. Debussy est un magicien du son, de la touche légère, de l’alchimie des timbres. En cela, sa musique exerce une grande séduction. Il y a chez lui une volupté sonore qui, d’ailleurs, peut être dangereuse pour l’interprète».(1)
Musicien de la liberté, Debussy bouleverse la manière d’appréhender la musique en élargissant le langage musical. Il a abordé des registres variés, tout en concevant de nouvelles formes pour chaque œuvre. Rompant avec l’efficacité dramatique héritée de Beethoven, il crée des climats immobiles, des paysages empreints d’éternité. Les évocations de la nature sont d’ailleurs multiples dans son œuvre, notamment dans les triptyques symphoniques « Nocturnes » (1897-1899) et « la Mer, trois esquisses symphoniques » (1903-1905) que l’Orchestre national du Capitole de Toulouse interprètera au printemps, à la Halle aux Grains. Bien que novateur dans son langage, il conserve pourtant les piliers de l’écriture traditionnelle, s’inscrivant ainsi dans le prolongement de Richard Wagner qu’il finira par rejeter après l’avoir tant admiré. Debussy affirmera alors : «La musique française, c’est la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut avant tout, faire plaisir. Couperin, Rameau, voilà de vrais Français ! Cet animal de Gluck a tout gâté. A-t-il été assez ennuyeux ! assez pédant ! assez boursouflé ! Son succès me paraît inconcevable. Et on l’a pris pour modèle, on a voulu l’imiter ! Quelle aberration ! Jamais il n’est aimable, cet homme ! Je ne connais qu’un autre musicien aussi insupportable que lui, c’est Wagner !…».
Il collabore avec l’écrivain italien Gabriele D’Annunzio pour « le Martyre de Saint Sébastien » représenté au Théâtre des Champs-Élysées en 1911, à la suite d’une commande de Serge de Diaghilev. Sa dernière œuvre achevée pour orchestre est « Jeux », nouvelle sollicitation des Ballets russes qui sera créée sur une chorégraphie de Vaslav Nijinski, en 1913, au Théâtre des Champs-Élysées. Victime du succès de son opéra, Debussy finit pas s’épuiser dans de multiples voyages à travers l’Europe pour les besoins de concerts au cours desquels il dirige ses partitions. Atteint d’un cancer, il doit faire face pendant la guerre à des difficultés financières et à la réception perplexe de ses dernières œuvres par le public. Durant cette période tourmentée, il compose entre 1915 et 1917 ses trois Sonates (pour violoncelle et piano ; flûte, alto et harpe ; violon et piano), mentionnant en guise de signature : «Claude Debussy, musicien français». En 1915, il livre ses derniers chefs-d’œuvre pour le piano que sont les Douze Études, et la suite « En blanc et noir » écrite pour deux claviers. Il meurt le 25 mars 1918, à Paris.
Jérôme Gac
(1) La Croix (23/03/2012)
(2) Les Échos (17/02/2012)
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Les Grands Interprètes :
D. Barenboim, lundi 15 janvier, 20h00, à la Halle aux Grains, place Dupuy, Toulouse.
J.-B. Pommier, lundi 29 janvier, 20h00, à l’auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines,
12, place Saint-Pierre, Toulouse. Tél. : 05 61 21 09 00.
Les Clefs de Saint-Pierre :
Quatuor en sol mineur, par Sharon Roffman et Edwige Farenc (violon), Juliette Gil (alto), Sarah Iancu (violoncelle), lundi 26 février, 20h00 ;
«Élégance française», lundi 30 avril, 20h00.
À l’auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines,
12, place Saint-Pierre, Toulouse. Tél. : 06 63 36 02 86.
La Saison Bleue :
Sonates, Études et Trio, par Nathan Mierdl (violon), Christine Lee (violoncelle), Jonathan Fournel (piano), mardi 6 mars, 18h15 ;
«Claude Debussy et le XXe siècle», par P. Cassard (piano),
mardi 13 mars, 18h15 & 21h00,
Quatuor en sol mineur, par le Quatuor Hanson, mardi 20 mars, 18h15.
Au musée des Abattoirs, 76, allées Charles-de-Fitte, Toulouse. Tél. : 05 31 22 99 00.
«Portrait de femmes», par N. Dessay (soprano) et P. Cassard (piano),
lundi 16 avril, 20h00, au Théâtre du Capitole,
place du Capitole, Toulouse. Tél. : 05 61 22 31 31.
Orchestre national du Capitole de Toulouse :
« La Mer », par Tugan Sokhiev (direction), samedi 2 juin, 20h00,
à la Halle aux Grains, place Dupuy, Toulouse. Tél. : 05 61 63 13 13.
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photos :
– P. Cassard © Bernard Martinez
– D. Barenboim © Silvia Lelli
– C. Debussy par Paul Nadar
– Les Clefs de Saint-Pierre © Florence Fourcassié