Des images anciennes : un portail, puis une fenêtre ouverte. Eric Caravaca interroge les membres de sa famille afin de raviver le souvenir de sa sœur aînée. Le dispositif est simple : chaque intervenant, équipé d’un micro-cravate, est face caméra, lui reste en hors-champ.
Sa mère décrit alors sa fille : « Christine avait la peau très claire […] beaucoup de papa […] a parlé vers quatre ans […] affectueuse […] elle n’a pas pleuré à la naissance […] souffle cardiaque […] maladie bleue ». Le fils souligne que, bizarrement, aucune photographie d’elle n’a été gardée : « je n’en ai pas voulue, sauf une sur sa tombe. J’ai tout brûlé, même les films […] Je n’aime pas aller en arrière, qu’est-ce que tu veux faire avec une photo ? pleurer ? ».
Aux témoignages se mêlent ensuite des images, des vidéos. La voix-off du réalisateur commente le début de l’histoire familiale, avec un film du mariage de ses parents fin des années 50 à Casablanca. Il déclare cependant que tout commence – l’idée première de Carré 35 – en Suisse où il accompagne un ami au cimetière où face au carré d’enfant « une tristesse soudaine m’envahit, une tristesse que je ne m’explique pas ». Ce n’est qu’à l’adolescence qu’Eric et son frère entendent parler de leur sœur. Si sa mère déclare posément que sa fille a parlé à quatre ans, le livret de famille exposé affirme qu’elle est décédée à l’âge de trois ans, en 1963. Les tampons des visa prouvent qu’elle n’était pas auprès de son enfant au moment de son décès, alors que nous venons de l’entendre admettre le contraire quelques minutes plus tôt. Eric Caravaca nous fait partager ses doutes : le spectateur prend alors conscience que ce qui pouvait légitimement être perçu comme un deuil inconsolable d’une mère qui a enterré son enfant – tellement inconcevable que même la langue française n’a pas de mot pour désigner la mort d’un de ses enfants – relève de quelque chose de beaucoup plus complexe, au-delà de l’évocation taboue d’un sujet douloureux. De ses pressentiments, le réalisateur Eric Caravaca, – davantage connu comme acteur mais c’est bien d’un véritable réalisateur dont il est question ici -, livre un film pour combler l’absence d’images, trouver la vérité sur cette histoire cachée.
La seule piste pour trouver une photographie de Christine est donc sur sa propre tombe, au cimetière français de Casablanca, proche des tombes des grands-parents. Le carré 35 est l’emplacement de la concession où repose son corps. Sur place, le cinéaste filme le cimetière et la tombe où l’image est une nouvelle fois manquante. De la même manière que son travail remédie à cette carence d’image, les mots de Giuliana, la mère du roman La Porte des Enfers de Laurent Gaudé, face à cette tombe deviennent ceux de sa propre mère qui ne vient jamais en ce lieu :
Je maudis les employés de ce cimetière qui portaient le cercueil de mon fils avec soulagement parce qu’au fond d’eux-mêmes, ils ne pouvaient s’empêcher de trouver qu’il était bien léger et que c’était moins fatigant pour eux.
Je maudis aussi les amis et les pleurs sincères.
Je ne parlerai pas à cette pierre, tête basse, avec l’air résigné des veuves de guerre. Je ne viendrai plus jamais parce qu’il n’y a rien ici.
L’investigation de ce frère pour connaître cette sœur fantôme – les recherches sur le souffle cardiaque, la maladie bleue, les questions à son père, et autres membres de la famille – se transforme en exhumation de l’histoire familiale. Eric Caravaca fait un travail de recherche à partir des images et des documents dont il dispose. Il évoque ses grands-parents qui quittent l’Espagne pour arriver au Maroc en bateau. Ses parents naissent en 1935 avec la double nationalité. Les films super 8 les découvrent vivant à Alger après la naissance de Christine, avant qu’ils ne repartent pour le Maroc en 1963, où le spectateur reconnaît le portail et la fenêtre qui inauguraient le film. Puis ils s’installent en France où Eric et son frère naissent. Le cinéaste alterne souvenirs familiaux et images d’archives au fil de sa narration. Ces déracinements correspondent aux « événements » de ces territoires coloniaux. De la grande Histoire et l’histoire des Caravaca, les mêmes mécanismes engendrent la culture de l’oubli, de censure et d’autocensure. De la même manière que le mot « événement » remplaçait celui de « guerre », pourtant plus clair et correct, les parents du réalisateur ont enterré avec Christine un passé trop lourd, émaillé de honte et de culpabilité pour n’en laisser que les traces fantomatiques néanmoins omniprésentes dans la vie du cinéaste. N’avoir gardé aucune photo et aucun film de leur fille n’est pas le moyen d’éviter la résurgence du souvenir de la mort de leur premier enfant, mais participe au palimpseste de leur histoire familiale.
Alors qu’il pose les bonnes questions à sa mère, ses réponses qui pourraient être vues comme des mensonges, entraînant la colère, n’apparaissent pas comme telles dans Carré 35. Cette mère ne peut pas dire « la vérité » mais uniquement « sa vérité ». Elle se réinvente, elle se raconte une histoire. L’évocation du mystère autour de la mort de sa mère est éclairante : à huit ans, on lui annonce uniquement qu’elle dort à l’hôpital. Tout en reconnaissant « les anciens, c’est autre chose, ils nous ont fait du mal », elle affirme tout de suite après, le plus sincèrement du monde « vous, on ne vous a jamais menti, même si ça coûte ».
Eric Caravaca montre l’indicible histoire de sa famille, le besoin de cette catharsis pour briser cet encombrant héritage insidieusement transmis. Il insert pour preuve dans ce second long-métrage documentaire des images de son premier film Le Passager où il se dirige vers une chambre d’où proviennent les cris d’un enfant ; il n’entre pas, et ferme la porte. La culpabilité inconsciente de sa mère dans cette scène ne lui apparaîtra que des années après l’avoir tournée, au moment où il commençait à connaître l’histoire de sa sœur Christine.
Filmer Baltasar, son fils nouveau-né, mais aussi son père mort est une nécessité pour garder des images, et rompre ainsi le cycle. À aucun moment, chose admirable, le spectateur ne se trouve en position de voyeur et n’assiste à un règlement de compte entre une mère qui ne peut pas parler et un fils qui a besoin de savoir. Aucun jugement, aucun cri de part à d’autre, jamais. Toute cette souffrance – liée aux morts de sa mère, son frère, sa fille, à la décolonisation – a fait d’elle une femme dans le déni, filmée avec une infinie tendresse. Si trouver une photo de Christine est de l’ordre de l’intime, un désir et une obligation personnels, Carré 35 est un film au propos universel, celui de l’héritage qui se transmet consciemment ou pas, et qui interroge sur l’intemporalité de l’image en réhabilitant l’existence d’une enfant morte à trois ans, morte d’une anomalie cardiaque à l’âge de trois ans, puis morte de l’absence d’images et de souvenirs palpables. Cette réussite tient au fait que le réalisateur s’est entouré d’une autre famille, les frères de cœur : Arnaud Cathrine, ami fidèle, cosigne le scénario (interview à venir), la subtile musique de Florent Marchet ne surligne jamais les propos, Simon Jacquet, parrain de Baltasar, est le monteur. François Dupeyron, pour qui Eric Caravaca a été acteur et à qui le film est dédié, disait que les films devaient ressembler aux réalisateurs. Carré 35 est en le parfait exemple : infiniment pudique et d’une grande délicatesse, le cinéaste ne juge pas, prenant garde de ne jamais heurter, afin de faire revivre un passé volontairement enfoui et rendre public l’intime. D’une beauté rare, Carré 35 est à la fois une rencontre d’une mère et son fils et des retrouvailles avec une fille et une sœur.