Ce qui compte dans les livres, c’est ce qu’ils font advenir en soi et hors de soi
Annie Ernaux (*)
Où croise-t-on les artistes aujourd’hui? Dans une expo? A une séance de dédicaces? Au musée? Et pourquoi pas dans la vie de tous les jours …? Là où ils nous parlent de nous. Dans sa vie de tous les jours, faite comme la nôtre sans doute de boulot, de ménage, de courses insensées, et de respirations en pleine nature, Lau de Mels inscrit un parcours d’artiste impliquée, traversée par ce qu’elle vit. Sa création est un flux d’instantanés poétiques, une nuit d’étoiles filantes qui durerait toute l’année (et les vœux qui vont avec). Mais s’en rend-elle compte? C’est ainsi que débute une conversation à peu près imaginée…
« Par quoi on commence ? Une musique sûrement, il y a toujours des musiques sur tes vidéos, tes filages photos. Ça va avec le reste ; je n’arrive même pas à croire qu’il n’y en a pas sur tes ‘Petits livres’.
(Elle confirme: Non, il n’y en a pas sur les ‘Petits livres’).
– Bon alors je te dis comment je suis arrivé, mais j’ai besoin d’une musique et de revoir les premières secondes de La moindre des politesses ou alors Un zeste d’horizon, c’est encore mieux pour me rappeler comment j’ai connecté. »
« C’est là : quand tu ouvres avec des images de pluie qui est passée et la première phrase c’est attends, je réfléchis… : c’est là que je rentre. Tu avais deviné ? Tu t’en rends compte ? les perles de pluie et les pierres qui roulent ? Tu ne vois pas ? et si on récolte les lignes de fuite et les paroles en l’air … ? Mais ce sont des portes tout ça, tu embarques tout le monde dans ton histoire figure-toi ! C’est tout familier, ça résonne. On n’invente pas des choses comme ça ! »
Elle répond qu’elle est parfaitement consciente qu’on invente rien, bien sûr que c’est inspiré. Elle dit que l’important, la singularité de l’artiste, c’est comment elle/il transforme des observations et des ressentis à travers sa propre réalité.
« – Voilà ! C’est ce que je veux dire. Mais laisse-moi continuer. »
[Lau de Mels est une artiste à tout prix dans sa vie de tous les jours faite de beaucoup d’autres choses qui prennent beaucoup de place.]
[Lau de Mels dessine, fait des collages, prend des photos, dessine sur des collages et des photos, crée des petits dessins animés, image par image, monte des séquences photos, y colle des graffitis, des mots, des dialogues parfois, de la musique souvent. Pour rentrer dans mon histoire de Lau, il vous faut – je vous invite à (c’est mieux !) les découvrir au fil de la conversation, manière de vous installer dans son univers – c’est tout de même de ça qu’on parle]
« Je ne sais plus ce que j’ai vu en premier, un dessin ou une vidéo, mais je l’ai sûrement vu partagé par une connaissance sur le réseau social – je n’étais pas abonné directement à l’époque. Si c’était un dessin ou une photo, en tout cas j’en ai retenu des contours flous, un bougé délibéré, et des couleurs un peu saturées. Mais j’ai dû passer trop vite, parce que je n’ai pas lu ou « ressenti » une histoire attachée. J’ai su un peu plus tard que j’étais accro, sur tes histoires avec du texte, des dialogues, des monologues. »
[Un bistrot derrière les halles, une table près de la fenêtre. Je vois souvent le regard de Lau de Mels souvent posé en bord de fenêtre, en équilibre sur le cadre de ses photos, entre l’imaginaire et la réalité. Fenêtres de voiture qui font les bords de route filés ; fenêtres de train piquées de gouttes ; fenêtres des voisins éclairées dans la nuit. Lumières-mémoires que les fenêtres apportent, que les fenêtres emportent. Spectateur, observateur de sa propre vie – c’est un peu ça qu’elle nous renvoie, on s’y retrouve non ?
On peut les prendre par tous les bouts, tous les chemins mènent à nous chante Nougaro – Je détourne un peu ces vers de leur contexte pour souligner la familiarité de toutes les formes créées par Lau avec nos petites histoires de vie. Des fois on s’amuse de soi-même avec ses Petits livres aux dessins qui dégringolent et rebondissent dans tous les coins du cadre : ce serait comme la caricature dans le journal du dimanche, la vignette rigolote qui nous dit qu’on peut aussi sourire de nos misères ; car si des fois ça pince ce qu’elle raconte, on ne reste jamais en plan. Pareil pour les photos-collages-graffitis – mais là c’est la fenêtre ET la porte qui sont grand ouvertes sur l’imaginaire. Ce sont des histoires qu’une petite voix intérieure finit par nous raconter quand on marche longtemps – comme des philosophes ! ou moins longtemps, si on se promène avec un enfant qui pose des questions.]
« Bon sang mais c’est quoi cette chatouille à l’intime qui vient dire doucement des vérités universelles, crues, et qui requinquent en même temps ? On dirait du Blues ! Un livre – une œuvre, dit en substance Annie Ernaux, est une genèse qui transforme son auteur, y compris au moment où la décision est prise de la libérer, de l’exposer aux yeux du monde ; et puis il y a ce qu’il advient de cette œuvre quand elle rencontre la vie des autres, comment elle résonne, comment elle impacte. Alors oui: je te remercie pour ces « petits riens », belle glaneuse. Je te remercie de ne pas, une fois de plus, convoquer les Beaux-Arts et les tableaux de maîtres pour donner des leçons de vie. L’Art sauvera le monde, Vivre est un art qu’ils disent – Il y a là-dedans de l’injonction déplacée, de la démangeaison d’érudit et du gavage à l’excellence qui me font fuir. Tes « petits riens » comme tu dis, que tu délivres sans un gramme d’#egotrip, ils font autant de bien qu’un Vermeer, s’ils touchent la bonne personne. »
[Là, Lau n’a pas besoin de me demander qui c’est, la bonne personne. On se rappelle qu’on a lu, à quelques mois d’intervalle, Le Chardonneret de Donna Tartt. Et on convient rapidement de deux choses : ce bouquin fait 400 pages de trop et les dernières pages qui parlent du message du tableau de Fabritius sont un cadeau : Les grands tableaux … les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules (…) Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde (…) après quoi tu vas déjeuner. Mais (…) si un tableau se fraie un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas ‘oh, j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité’. Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. ‘Pssst, toi. Hé gamin. Oui, toi (…) A toi, à toi. J’ai été peint pour toi.’]
« Mais toi, elle te transforme comment cette genèse d’artiste qui crée et qui s’expose ? C’est facile ? Quand tu parles de la vie du monde, quand tes histoires piquent un peu plus, c’est plus compliqué? Plus douloureux ? Etre artiste, c’est à quel prix ? »
Elle répond que quand l’artiste travaille, cherche, doute, défait, refait dans son atelier, dans son petit coin aménagé, elle/il est soi face à soi, tout seul(e), et c’est ainsi que naissent les plus belles œuvres, quand ce n’est fait pour personne, quand c’est fait pour rien, rien, rien. Juste parce qu’on ne peut pas faire autrement que de faire cet inutile. Juste parce que ça nous tient debout et vivant. C’est une résistance que de mener son propre chemin.
Elle dit aussi que côtoyer depuis près de 20 ans des personnes en grande détresse dans le cadre de son travail, c’est une réalité qui la traverse, fait partie d’elle et de son expression. Comment pourrait-il en être autrement?
[Quand – il y a plusieurs années – Lau de Mels créait des peintures très grand format sur des draps de lits anciens, en l’état – c’est-à-dire sur l’usure des nuits, sur les broderies et les rapiècements, n’était-ce pas déjà écrire sur la vie des autres ? Aujourd’hui, petites et grandes lessives séchant au vent s’invitent – en clin d’œil? – dans les petites histoires de Lau. C’est son histoire au travers de ses histoires, à la fois quête et témoignage, servie par une écriture toute personnelle. On retiendra une musique, l’insert d’une note d’humour ou d’espoir, mais il n’y a pas de recette. C’est la coloration poétique, dans tous les cas, c’est elle que l’on retient.
Annie Ernaux ne disait-elle pas récemment (sur un plateau télé) que pour fixer la mémoire de quelque chose, il ne suffit pas d’en entretenir le souvenir ; il faut sans doute « tourner autour, l’écrire et le décrire » , pour le faire advenir, et plus tard le partager.]
« On marche beaucoup chez toi. Sur les plages (on ramasse des galets), dans les pâtures (on passe des clôtures), en bord de ruisseau (quelques passages à gué), des branches à écarter, des rochers à contourner. D’autres fois c’est en voiture ou en train. Tu as le goût du Road movie – peut-être sans le savoir, en tout cas c’est par là que je suis « rentré ».
Par la cadence des images-secondes, forme lente mais pas trop, oubliée, effacée de notre époque gavée d’animations 3D et de fictions aux effets spéciaux vitaminés.
Par les images-pulsations, respirations, battements dans le ventre. Le silence des incipit – paroles non écrites. Les lumières basses et denses, et ces autres qui inondent.
Et puis les musiques de Gilles Carles et d’Amestoy Trio… Elles, elles finissent d’emballer ! Quel que soit le registre d’émotion choisi, tu trouves chez Gilles Carles de quoi habiller ton histoire façon haute-couture. Impossible de résister à la glissade dans le terrier façon Alice – d’ailleurs pourquoi résister à cette musique qui est parfois comme une deuxième voix dans l’histoire ? »
» Je te raconte encore une chose et puis j’arrête. Il y a bientôt deux étés, je me suis trouvé pour la première fois en face d’œuvres de Vermeer (au Rijksmuseum et à la Mauritshuis). A des heures matinales où les salles sont encore peu chargées, où il est possible de s’approcher des toiles, de les regarder par côté, en lumière rasante, et de voir les détails. Par cette observation amoureuse, j’ai réalisé que la lumière – les lumières si particulières émanant de ses tableaux – provenaient entre autre de ces infimes grains de blanc ajoutés dont il enrichit les textures, jouant du blanc comme d’autres jouent des ombres. Curieusement, cette observation a favorisé une meilleure compréhension de questions personnelles que je n’arrivais pas résoudre, comme cette lumière dont on attend l’intensité principale en provenance de la fenêtre, mais qui est déjà présente, latente, incandescente, dans l’épaisseur du sujet lui-même. Vermeer ou tes « petits riens » c’est pareil : c’est la voie de l’expérience intime. Une autre fenêtre. »
Ce que je retire de cette conversation est somme toute assez universel : chacun a son regard sur le temps quotidien, sur la poésie de ce temps qui passe, dans l’imperfection, l’impermanence, l’incomplétude des petits chantiers qui composent nos vies. Ce qui compte, c’est le temps qu’on y consacre, à se laver le regard, à le restaurer, pour sentir la vie qui passe – exister, ce n’est pas autre chose que ça.
En quittant Lau de Mels, j’étais rentré dans une librairie – comme chaque fois que s’annonce un vertige de pensées. En contournant un caddie avec petit chien, j’ai accroché du pan de ma veste (puis acrobatiquement rattrapé !) ce livre consacré à Annie Ernaux. La quatrième de couverture évoquait quelques dimensions fondamentales de l’implication qui caractérise l’œuvre de cette femme émouvante; les auteurs soulignent entre autre : sa volonté de descendre dans la réalité sociale et de prendre comme sujet d’écriture ce qui est traditionnellement considéré comme « au-dessous » de la littérature ; la présence au monde d’une écrivaine « traversée par les autres » ; et enfin, la manière dont cette œuvre engage et transforme le lecteur. (*)
Et vous faites quoi dans la vie, Lau de Mels ? Artiste, dit-elle, je garde une place pour l’artiste dans ma vie.
Hier les grands draps, aujourd’hui les petites lessives. Peindre les toiles, c’est son fil rouge, sa braise pour demain. Peindre …? On n’a pas beaucoup parlé de l’artiste plasticienne… Ça, c’est une autre histoire… (à suivre j’espère)
Pierre David
Un article du blog La Maison Jaune
(*) Annie Ernaux – Un engagement en écriture, par Pierre-Louis Fort, Violaine Houdart-Merot – Presses Sorbonne Nouvelle, 2015
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