Voir mon article d’annonce de cet opéra en date du 25 janvier 2015
Et ce qu’il faut avoir à l’esprit en continu si l’on veut éviter toute sortie de route : « Ce n’est pas une petite affaire (…) d’entendre ainsi trois actes pendant lesquels, il n’y a pas le moindre petit intervalle ou repos pour applaudir ou respirer, où tout s’enchaîne et se tient si bien que l’oreille ne perçoit aucun point de soudure en cette symphonie ininterrompue, au-dessus de laquelle les personnages déclament et chantent leur partie avec une intensité d’expression superbe et sans jamais se répéter, pas plus qu’on ne le ferait dans un drame sans musique. Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette non-répétition des paroles nuit au développement symphonique de la pensée musicale ; elle y aide, au contraire, et en accentue la portée.… » Donc, le secret, entrer dès le fameux accord de Tristan, dans la partition, et ne plus la lâcher, pas la moindre note ! le moindre leitmotiv !
Mercredi 28 janvier, dimanche 1er février, mercredi 4 février, au Théâtre du Capitole, les saboteurs-tousseurs n’ont pas réussi à rompre l’impact de ce flot musical ininterrompu. Si l’on détaille un peu de ces quatre heures de musique et de chant, comme les deux précédents, le troisième acte débute par un prélude, le plus court des trois. Ici, il est d’une poignante mélancolie. L’orchestre est comme transporté par son chef et couvre sans difficultés les quelques “gougnafiers“ qui toussent ou toussotent. On louera l’engagement de la fosse et de Claus Peter Flor qui laisse au fil des représentations, la partition de plus en plus maîtrisée, s’écouler sans brusquerie mais avec toute la vigueur nécessaire dans les éclats, ou dans l’acte II par exemple, avec cette montée orchestrale “carrément“ orgasmique pour l’arrivée de Tristan. Toute l’impatience et l’émotion grandissante d’Isolde sont là. Claus Peter Flor est-il wagnérien ? Peu importe. Tristan, ce n’est pas le Ring, ni Lohengrin, ni le Vaisseau fantôme.
Il aura fallu beaucoup d’abnégation au pâtre –-Gabrielle Zabenoni – pour aller, à l’aide de son chalumeau – cor anglais -, jusqu’au bout de cette mélodie qui va sortir Tristan de sa torpeur. Il est vrai que la gêne occasionnée par les malotrus en salle a plus de mal pour arriver jusqu’en coulisses.
Un Tristan, époustouflant, qui va nous asséner à l’acte III, une scène de délire de violence, enthousiasmante, où le chant le dispute au jeu et ne peut laisser indifférent que le rocher qui, statique, au-dessus des têtes, ne descendra que plus tard. Signalons que Tristan délire sur une pointe triangulaire étroite dressée en avant-scène à plusieurs mètres de hauteur au-dessus des violons, ce qui n’est pas une position particulièrement confortable pour jouer une scène pareille, aussi exigeante et longue. Formidable d’intensité, la délivrance par la mort est là dans un délire suprême. Robert Dean Smith n’est peut-être pas un heldenténor, mais ce rôle écrasant est tenu jusqu’au bout sans faille, voix, phrasé de l’allemand et investissement ne pouvant que susciter de longs applaudissements. C’est une vraie performance, et vocale, et scénique.
A ses côtés, tel un vieux chien fidèle, Kurwenal qui idolâtre son maître, le sert et ne le juge pas, une sorte de “brute“ pétrie d’une immense bonté. « Quand j’ai haï, tu as haï. Quand j’ai aimé, tu as aimé. Tu compatis à ma douleur quand j’ai mal. » Ainsi s’exprime Kurwenal quand il reprend à haute voix les propos de son maître. Cela correspond en tous points au chant et au volume sonore et au jeu du baryton Stefan Heidemann. Son interprétation ne doit pas s’embarrasser de nuances et de subtilités.
Brangaene est incarnée par Daniela Sindram, magnifique mezzo-soprano dont le chant a toute la puissance requise et les éclats, avec toutes les craintes exprimées de la servante. C’est le “gaite“ qui va veiller sur la sécurité du couple, éloigner les médisants jaloux, ces losengiers ou malparliers, comme Melot, celui qui trahit. Un Melot, le baryton Thomas Dolié, sensible à Isolde, ou à Tristan ? Seul, Wagner peut nous le dire. Ensuite, elle doit aviser les amants du lever de l’aube qui donne le signal de la séparation, avec les fameux appels de Brangaene. « Habet acht !habet acht ! Prenez garde ! » Après un Adriano remarqué dans Rienzi, Daniele Sindram réussit sa Brangaene. Un rôle qu’elle retrouvera, à n’en pas douter.
Quant au roi Marc, c’est la basse Hans-Peter König, pas une basse au registre grave spectaculaire mais, pour les deux scènes magistrales, une basse profonde aux aigus lumineux, une voix impérieuse et pleine d’une majesté douloureuse, incarnant non pas un souverain épris de pouvoir, d’autorité, mais un souverain émotif, blessé, en proie au doute. S’il est un monarque, il n’en est pas moins un homme. On n’oublie pas qu’il vient à Kareol pour pardonner. Ainsi, tout sauf l’image d’un justicier assoiffé de sang. C’est en cela que la voix est alors, spectaculaire. Le monologue du second acte comporte cent-vingt-neuf vers.
Enfin, Isolde. Isolde, c’est la soprano dramatique Elisabete Matos. De ce rôle, Gwyneth Jones a dit : « c’est le rôle de rêve pour une chanteuse. » Il réclame non seulement de l’endurance, de la résistance physique et de la force vocale pour les grands éclats et sauvages imprécations, mais également des qualités quasiment de bel canto. Dans le programme, Jean-Jacques Groleau parle de « allègements, pianissimos, phrases pleines d’une tendresse murmurée ou alanguissements d’une torride sensualité. » Quant à Birgit Nilsson qui l’a chanté 208 fois ! un record ! elle vous dira que c’est surtout un rôle long, qu’il faut un ténor crédible sur le plan physique, avec qui l’entente doit être la plus grande possible, et un chef. Un rôle de composition aussi car beaucoup de ses paroles sont à double-sens. Alors, Elisabete Matos, a-t-elle toutes les qualités requises ? Non, mais suffisamment pour qu’elle en soit admirée. Le rôle est tenu jusqu’au bout même si on a entendu mieux dans Mort et Transfiguration, ses derniers vers qui concluent l’opéra. Six minutes difficiles, et physiquement, et vocalement, pour une œuvre de plus de quatre heures et qui l’a vue sur scène dès la fin du prélude du premier acte, cinq heures et demie auparavant. Un Premier acte, où elle reste en scène près de quatre-vingt minutes. On ne peut que lui souhaiter de peaufiner son Isolde et surtout de ne pas exploiter sa voix avec excès, et la détruire.
Après la musique et le chant, un mot sur mise en scène et décors et costumes. Tout a été dit dans l’article d’annonce. Ceux qui découvrent le tout se feront leur propre opinion. Ceux qui le revoient, peuvent fermer plus souvent les yeux. Mais, pour Tristan, mon opinion est faite et déjà donnée. Moins on est distrait, mieux c’est. On a échappé aux diapos, et pire, aux vidéos, c’est le principal.
Michel Grialou