Nous sommes à l’Hôtel d’Assézat, Toulouse, l’un des plus beaux édifices de la Renaissance. Ce magnifique hôtel abrite depuis son ouverture en 1995, la Fondation Bemberg, cette extraordinaire collection d’art où des Pierre Bonnard côtoient des Lucas Cranach, Claude Monet, Veronese, Guardi et autres splendeurs : bronzes, porcelaines de Chine, pièces de mobilier,…des splendeurs dans un lieu…splendide, qui respire l’Histoire.
Grâce à Guillermo de Osma, ami de Georges Bemberg, responsable du Comité d’achats de la Fondation, galeriste madrilène réputé, Président de l’association des galeries Artemadrid ,
Axel Hémery, autrefois Conservateur du Musée des Augustins et maintenant son Directeur depuis le 1er mars 2009, sollicité en tant que grand spécialiste de Nicolas Tournier, responsable d’une exposition monographique sur ce peintre en 2001 aux Augustins,
Philippe Cros, Directeur de la Fondation depuis son ouverture,
la collection vient de s’enrichir, ce jeudi 16 octobre 2014, d’une pièce maîtresse, en droite ligne du projet culturel de son fondateur, une huile sur toile de Nicolas Tournier, intitulée « Paysanne portant ses fruits » peinte aux alentours de 1630.
Quelques mots sur cette Fondation : Humaniste du XXè siècle, que l’on n’hésitera pas à qualifier d’homme atteint d’une bienfaisante maladie : la collectionnite, Georges Bemberg a la chance de naître dans une famille qui va pallier à tout souci éventuel d’argent, et qui va lui permettre d’assouvir ses passions, aussi bien pour la musique que l’écriture, les villes deVenise, New-York mais surtout une passion dévorante pour l’art, art sous toutes ses formes. Il va pouvoir accumuler tout ce qui, à ses yeux, entre dans le domaine du beau. Il se trouve que, pour faire court, il va désirer à un moment de sa vie de partager sa passion du beau avec le public. Condition cependant incontournable, le lieu d’accueil devra être à la hauteur de sa collection.
Ce sera grâce à un accord signé avec le maire Dominique Baudis que l’Hôtel d’Assézat, repéré, et mis à sa disposition par la municipalité de Toulouse, va devenir l’écrin convoité. En réciprocité, le cadeau, si l’on peut dire, est faramineux : 1400 objets dont 400 tableaux, 150 sculptures, plus de 800 objets, une extension nécessaire en 1995 car ce ne sont que legs sur legs. Cela valait bien quelques travaux de la part de la Ville !! et ce, pour le plus bel hôtel particulier de Toulouse, achevé depuis…près de 460 ans.
Depuis la disparition du généreux mécène en 2011, la Fondation aborde une nouvelle phase de son existence. Outre le legs de meubles et tableaux à son musée, agrandissant encore la collection, la Fondation se donne pour mission de perpétuer l’œuvre de son créateur par une politique de nouvelles acquisitions à présenter au public et d’expositions temporaires, en lien avec les collections les plus prestigieuses de France et du monde. Quelques axes restent les mêmes comme les bronzes, les peintures vénitiennes et françaises du XVIIè et toujours les impressionnistes. De même que la devise : « Faire mieux, pour Toulouse, pour la France, pour l’Europe et pour le monde. » Grande détermination et goût éclectique seront toujours au rendez-vous. Garder la personnalité du collectionneur, c’est un grand défi que relèvent Monsieur Guillermo de Osma et l’actuel conservateur et directeur de la Fondation, Philippe Cros.
L’accrochage de l’huile sur toile de Nicolas Tournier, un tableau majeur, puissant, constitue bien un élément essentiel de cette politique. Et c’est bien une acquisition exceptionnelle tant par les qualités du tableau lui-même, que par son histoire liée à d’illustres collectionneurs toulousains, Jean de Camboulas, Jean de Buisson, comte de Bournazel. Mais, le peintre est aussi présent au Musée des Augustins, à Toulouse, sans oublier Paris, au Musée du Louvre.
C’est à Toulouse qu’il s’installe en 1632 après un long séjour à Rome, et décède en 1639. Mais le natif de Montbéliard en 1590, dans une famille protestante, est passé par Rome. Là, il n’a pu que rencontrer ou du moins être influencé par un certain Caravaggio. C’est Roberto Longhi, un grand spécialiste du caravagisme qui, en 1930, a établi un lien entre Caravage et un peintre toulousain, ou du moins ayant vécu dans la région. Le spécialiste avait l’œil et le bon. Des œuvres sont remarquées dans de grandes collections italiennes particulières. Ainsi, notre peintre était donc parti sur Rome, puis était remonté vers le Languedoc, essayant d’éviter les foyers de peste, pour arriver à Toulouse.
En 2001, est montée une exposition monographique – trente tableaux – sur Nicolas Tournier au Musée des Augustins par Axel Hémery, alors Conservateur, ce qui va permettre de jeter quelques rais de lumière sur ce peintre. Et c’est ainsi qu’il y a deux ans, dans un catalogue de ventes de la Collection Bournazel seront repérés deux tableaux, les deux représentant chacun une paysanne.
Il fallait donc essayer d’en rapatrier au moins un sur Toulouse. Là, un peu de chance, la Fondation Bemberg va se montrer plus généreuse que la National Gallery de Washington, et c’est pourquoi l’un des deux fameux tableaux se retrouve accroché à un clou – un bon clou – d’une des salles du musée, pile en face d’un somptueux Lucas Cranach. « Paysanne portant des fruits » ne démérite absolument pas devant une telle concurrence. Une chance pour la collection dont tous les admirateurs vont pouvoir se réjouir.
2015, cela fera vingt ans que la Fondation Bemberg a mis toutes ses merveilles à disposition du public, et complété le trésor au fur et à mesure. Un public qui se doit d’être toujours plus nombreux et donc, une Fondation plus connue encore. Jacquemart-André, de Camondo à Paris n’ont rien à nous envier.
On sait déjà que l’an prochain, les lieux accueilleront une exposition temporaire constituée de plus de 150 pièces sélectionnées dans la collection privée exceptionnelle de majoliques de Paul Gillet, se trouvant au Musée des Arts Décoratifs de Lyon.
Longue vie au beau !
Michel Grialou
Pour aller plus loin… (dossier de Presse)
« Une paysanne portant des fruits » de Nicolas Tournier
Cette peinture étonnante, apparemment le portrait d’une simple paysanne romaine, est l’exemple unique d’un artiste n’ayant pas encore adopté la représentation des scènes popularisées par Caravage (Scènes de jeu, de divination ou de musique) mais expérimenté là, au contraire, un sujet entièrement nouveau. Pourtant, il est difficile d’imaginer que cette peinture ait pu être conçue sans la connaissance de la peinture de Caravage, dont les sujets profanes « al naturale » durent avoir eu un impact immédiat sur le jeune Tournier. Cependant, il ne peut y avoir aucun doute quant à l’identité de l’artiste : La technique, notamment dans le traitement des mains et des traits du visage révèlent immédiatement Nicolas Tournier, et il s’agit de manière évidente de l’un des deux tableaux donnés à Tournier lors de l’exposition du Salon de Toulouse de 1773. Le choix du sujet traduit une volonté de s’engager résolument dans l’art de son époque, sans regard vers la peinture du passé, et cette démarche moderne confère à Tournier une place de choix parmi les nombreux artistes travaillant en Italie dans la première moitié du XVIIe siècle.
Nicolas Tournier est né à Montbéliard, fils du peintre André Tournier, un réfugié huguenot originaire du tout proche Besançon. Montbéliard vivait en fait sous la menace permanente d’une invasion française et les réfugiés ayant franchi la frontière étaient eux même divisés par de subtiles mais insurmontables différences religieuses. La France, revendiquant la possession souveraine de Montbéliard, ne reconnut finalement son indépendance qu’à la fin du XVIIe siècle, après bien des incursions belliqueuses. On comprendra aisément qu’il y eut peu de riches mécènes, et que les opportunités pour les artistes aient été limitées. Artiste de maigre talent, André Tournier dut néanmoins penser que son fils Nicolas devrait perfectionner sa formation en Italie, et en particulier à Rome.
On sait peu de choses du début de la formation artistique de Nicolas Tournier, bien qu’il ait reçu les leçons de son père et de son oncle, Pierre Tournier, également peintre et décédé en 1627. Des sources romaines ont établi que Nicolas résidait bien dans la Ville Eternelle en 1619, bien qu’il y soit certainement arrivé plus tôt, car on ne trouve plus trace de lui à Montbéliard après 1610. D’autre part, on sait qu’il était absent au moment de la mort de son père en 1617 ou 1618, comme au moment du règlement de la succession en 1621. Le fait qu’il soit protestant peut expliquer le retard dans la mention de sa présence : Pas encore officiellement converti au catholicisme, Nicolas Tournier n’avait pas été enregistré tout de suite auprès de sa paroisse. On continue à de noter sa présence à Rome jusqu’à la fin de 1625, mais à la Pâques suivante, il était de retour à Montbéliard, où il restera pendant cinq mois, près de son frère aîné.
À la fin de 1626 Tournier voyage dans le Midi et, après un bref séjour à Carcassonne, il se rend en novembre 1627 dans la région de Narbonne, pour travailler sur une commande pour le chapitre de la cathédrale, commande terminée le 20 décembre de cette même année. Il retourne à Carcassonne en avril 1628 puis travaille plus tard dans l’année à Toulouse. Cette installation fut probablement due à l’insistance de Bernard Reich de Pennautier, mort en 1650. Personnage extrêmement influent dans la première moitié du dix-septième siècle en Languedoc, il fut receveur général du clergé, trésorier du Languedoc en 1607 et trésorier général pour la généralité de Toulouse en1625. Tournier a peint plusieurs portraits de sa famille, et Bernard Reich de Pennautier acquit deux tableaux de l’artiste, dont « Le Concert » du Louvre (vers 1630-1635), dans lequel madame de Pennautier a été parfois identifiée sous les traits de l’un des personnages. Le château de Pennautier était (Et est encore) situé près de Carcassonne, à quasiment distance entre Narbonne et Toulouse, et il est probable que Tournier y a passé quelque temps, en tant qu’invité de son mécène. Mis à part un autre séjour de quatre ans à Narbonne dans les années 1630, Tournier demeura le reste de sa vie à Toulouse, où, aujourd’hui, certaines de ses plus belles œuvres peuvent être vues dans les églises de la ville et au musée des Augustins.
Comme presque tous les peintres ayant voyagé à Rome dans le premier quart du XVIIe siècle – à l’exception notable de Poussin – Tournier a immédiatement pris part à la révolution artistique initiée par le Caravage. Parmi les œuvres les plus accessibles pour tout visiteur de qualité, il y avait dans la collection du cardinal Borghèse une œuvre remarquable et admirée des débuts de Caravage : Le « Garçon au panier de fruits », peint en 1593. Si, comme cela semble plausible, Tournier était passé par Florence lors de son voyage de Montbéliard à Rome, il aurait probablement pu voir aussi le Bacchus de 1597, acquis par le Grand-Duc Ferdinand de Toscane, ou cadeau du cardinal Del Monte, le plus important mécène romain du Caravage. Les deux œuvres montrent des jeunes hommes et des natures mortes de fruits brillamment empilés dans un panier pour l’un et pour l’autre posés sur un plat festonné.
Le jeune Tournier peut aussi avoir admiré un autre chef-d’œuvre du Caravage à Milan, lors de son voyage vers le sud. La capitale de la Lombardie était alors marquée par les ofrtes personnalités de la famille Borromeo : Notamment le Cardinal Federico (archevêque de la ville et cousin de Saint-Charles-Borromée dont Caravage admirait la dévotion), qui avait en 1607 donné sa collection à l’Ambrosiana. Le « Panier de fruits » de Caravage, magnifique exemple du symbolisme christologique, se démarquait largement des sujets religieux plus classiques accrochés dans le Palais. Cette composition extraordinaire avec quelques fruits endommagés, trouve un écho évident dans les imperfections des fruits de la nature morte détenus par la paysanne dans la peinture de Tournier.
Montbéliard, où les représentations de sujets religieux pouvaient conduire à une amende ou à un emprisonnement (comme cela était arrivé pour le père de Tournier en 1602) et où la politique iconoclaste avait conduit à la destruction délibérée des images religieuses et des sculptures dans les églises de la principauté, n’aurait su fournir au jeune Tournier l’occasion de se familiariser avec l’imagerie de la contre-réforme catholique. Bien qu’il ait pu être au courant de l’iconographie chrétienne la plus élémentaire, Tournier n’aurait probablement pas compris spontanément le sens profond du symbolisme du Caravage, dissimulé sous une superbe représentation des fruits la nature. Il semble néanmoins très probable que le jeune Tournier se soit sans trop de réticence converti à la foi catholique romaine, mais s’il ne l’avait pas fait, il n’aurait pu ni obtenir des commandes de l’Église, ni vécu en pleine sécurité à Rome. La découverte de la multitude d’images religieuses qui ornaient les églises de Rome et l’amitié de Tournier avec d’autres artistes plus familiarisés avec l’iconographie catholique lui permit au fil du temps de se préparer aux commandes qu’il devait obtenir plus tard de la part de l’église. La conversion de Tournier fut surement plus qu’une simple question de commodité, et il développa une religiosité profonde, notamment grâce aux enseignements Dominicains.
La forte influence stylistique de Bartolomeo Manfredi, apparente dans les commandes attestées de Tournier, dont la première est datée de 1624, suggère que Tournier aurait peut-être passé quelques temps en apprentissage chez l’artiste, de huit ans son aîné mais déjà reconnu en1615 comme le successeur du Caravage. Il se peut aussi que Tournier soit entré dans l’atelier de Manfredi avant 1619, mais de toutes les manières, son apprentissage, dut être de courte durée dans la mesure où Manfredi est mort en 1622, âgé de seulement quarante ans. Malgré le manque de preuves documentaires, il est peu probable que l’héritage de Manfredi ait pu être si immédiatement évident si Tournier n’avait pas travaillé en étroite collaboration avec lui pendant un certain temps. Notre peinture ne montre toutefois aucune trace de l’influence de Manfredi et doit donc avoir été peinte peu de temps après l’arrivée de Tournier à Rome. Certains spécialistes ont suggéré que Tournier aurait pu être un élève de Valentin de Boulogne, mais il n’existe aucune preuve documentaire contemporaine qui appuie cette proposition. Valentin était, en tout cas, plus jeune de quelques mois que Tournier et n’est enregistré à Rome qu’à partir de 1620, bien que les deux artistes aient vécu très près l’un de l’autre au cours des deux dernières années que Tournier passa dans la ville. Quoi qu’il en soit, notre tableau montre le talent précoce de Tournier. Il aurait aussi bien connu Simon Vouet, membre illustre de l’Académie de Saint Luc, et reconnu alors comme le premier peintre français à Rome. En 1619, Vouet vivait d’ailleurs dans la même rue que Tournier mais il faut avouer qu’on retrouve fort peu du style du maître dans le travail de Tournier.
Le personnage simple, posté seul face au spectateur, mais avec la tête légèrement inclinée et le regard absent, les couleurs à la fois simples et contrastées, les transitions soigneusement nuancées de lumière à l’ombre font directement écho aux aspects du « Garçon avec Panier de fruits » et au « Bacchus » de Caravage. La Paysanne de Tournier offre ses fruits au spectateur sans artifice ni ambiguïté; et on notera sa retenue, tant dans l’expression que la sage ordonnance de son costume, au blanc contrastant non pas avec la peau comme chez Caravage, mais avec le bleu de la robe.
La nature morte de fruits posée dans les plis du tablier, caractéristique la plus remarquable et la plus exceptionnelle de cette peinture, ne se retrouve dans aucune des compositions ultérieures de Tournier. Contrairement aux peintures citées du Caravage, notre « Paysanne portant des fruits n’était certainement pas destinée à véhiculer un sens allégorique mais se voulait le simple portrait d’une paysanne. Comme tel, il semble être assez unique dans la peinture française et italienne de son époque, et il n’y avait certainement pas de marché défini pour de telles œuvres, car nous ne connaissons aucun tableau semblable par les contemporains de Tournier. Il est permis de supposer que plutôt que de chercher à vendre cette peinture, Tournier a souhaité en faire un « tableau modèle » conçu pour montrer ses compétences techniques, et pour lequel il a utilisé les meilleurs matériaux, contribuant à l’extraordinaire état de préservation de la peinture. Il est peu probable que ce sujet ait cependant eu un grand attrait pour les collectionneurs de cette époque, bien que les peintures de musiciens et de joueurs de cartes de Tournier aient été populaires à son époque : La mode changea durant le siècle, vers un désintérêt pour le naturalisme caravagesque. D’ailleurs, lorsque le prince Pamphilij offrit à Louis XIV en 1665 son « Diseur de bonne aventure » de Caravage, Paul Fréart de Chantelou le rejeta comme une «mauvaise peinture, sans esprit et sans invention ». Caravage fut alors critiqué pour son incapacité présumée à représenter l’émotion humaine, les personnages de Poussin et de Lebrun étant perçues comme beaucoup plus proches de l’idéal. Notre « Paysanne portant des fruits » n’aurait en fait satisfait à aucun des critères essentiels que les partisans de l’approche académique considéraient comme les ingrédients nécessaires au grand art.
Dans les sujets profanes du Caravage et dans les œuvres de ses disciples, tels que Manfredi et Valentin, les femmes sont toujours vêtues de costumes très typés, « gitans », qui devaient en fait être extrêmement rares dans les rues de Rome. Georges de la Tour, qui n’a jamais été mentionné comme ayant été à Rome, mais dont on peut supposer qu’il y soit allé, habillait ses modèles féminins de costumes de fantaisie qui n’avaient que peu de ressemblance avec ce que les femmes portaient effectivement. C’est seulement dans le tableau de La Tour de nos jours au San Francisco Museum of Fine Arts que nous découvrons des figures en simple tenue quotidienne. Si les femmes du Caravage affichaient leurs charmes, les paysannes, telles que celle représentée dans notre peinture, bien que présente dans les rues de Rome, semblent apparemment avoir été invisibles pour les artistes qui, même s’ils s’inspiraient des aspects naturalistes du Caravage, étaient indifférents aux aspects plus banals de la vie quotidienne. Dans la « Paysanne portant des fruits », Tournier présente une image alternative et complémentaire aux personnages du Caravage; une image qui dans sa simplicité et sa modernité ouvre un nouvel horizon quant à la compréhension de la peinture au début du XVIIe siècle.