Tannhaüser représente la lutte des deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c’est-à-dire de la chair avec l’esprit, de l’enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu [1].
En descendant sous terre, Vénus s’est rapprochée de l’enfer, et elle va sans doute, à de certaines solennités abominables, rendre hommage à l’Archidémon, prince de la chair et seigneur du péché [1].
Plus, peut-être, qu’un autre Orphée [2], Tannhaüser est un autre Faust. Deux Heinrich, tiraillés entre une Elisabeth-Marguerite et une Vénus-Méphistophélès. Deux perpétuels insatisfaits, empêtrés dans leurs conflits internes, en recherche d’un absolu chimérique, marionnettes d’un pari entre Dieu et le Diable poussant à la folie et à la mort la femme vertueuse qui ne peut que dire « il ne revient pas ». De longs jours et de longues nuits la princesse de Thuringe attendit le moment de son retour, priant, pleurant, espérant [3].
C’est dans de subtils détails et quelques auto-citations (les lampes clignotantes des pèlerins, les empilements de corps [4]) que Christian Rizzo souligne les utopies, abolit les frontières entre le moi et le non-moi, confond les opposés. Tannhäuser, lié à Vénus par un foulard rouge, comme un pacte signé de son sang, porte le diable avec lui. Même à Rome. Le Venusberg et la cour de la Wartburg (près d’Eisenach, là où sévit ce petit avorton de Kleinzack [5]) sont deux prisons minérales, aux murs gris et froids, rugueux chez Vénus, lisses à la cour – comme doivent l’être les gens comme il faut. Mais dans ce lisse, tout est apparence, déguisement, on est engoncé dans ses vêtements comme dans ses creuses idolâtries, ses conventions factices [3], on marche mal avec des talons trop hauts : aux corps-chairs qui s’entremêlent aux pieds de la déesse s’opposent les corps absents, disparus sous des superpositions de vestes, de coiffures, bridés par des obi.
Un corps noir, corps négatif, anti-corps, le non-corps de Tannhäuser, hante le plateau de sa présence en creux. C’est ce non-corps qui emportera le vêtement vide de Tannhäuser dans la retraite éternelle d’Elisabeth tandis que Wolfram étreindra le vêtement vide de son amour perdu. C’est encore ce non-corps qui apportera le corps de la morte. Absence, disparition.
Le ballet de corps-chair, qui devrait être au Vénusberg mélange de volupté et d’inquiétude [3] semble hélas superficiel, sans netteté, comme mal exécuté, et gâche quelque peu la somptueuse ouverture : cette grotte où l’enfer se déguisait sous des charmes décevants [3]… S’ensuit une vulgaire scène de ménage, avec hurlements et vociférations d’un Heldentenor (Peter Seiffert) qui fait beaucoup trop dans le Helden et pas assez dans la nuance. On pardonnera les grincements dans l’aigu de Vénus (Jeanne-Michèle Charbonnet) annoncée souffrante – les grottes sont humides et froides…
Aux impulsions violentes [3] s’opposent celles, sublimes, de Wolfram (Lucas Meachem), des chanteurs (belle rudesse chevaleresque [3] du Biterolf d’Andreas Bauer), de la harpe en loge d’avant-scène (Gaëlle Thouvenin), et d’Elisabeth (Petra Maria Schnitzer) – une Elisabeth invoquant magnifiquement la madone depuis ce rocher incongru qui devient grotte de Lourdes, la non-grotte de Vénus.
Malgré deux départs approximatifs sur les Halleluja !, les chœurs sont saisissants dans le passage des pèlerins – absence, présence, absence. Le noir se fait, les corps disparaissent, seules restent les lampes, mortuaires, rédemptrices. Que devient ce Tannhaüser enfin libéré de son conflit ? Tout comme le Faust de Goethe ou de Gounod, nul ne le sait. Peut-être ce non-corps qui quitte enfin la scène.
[1] Charles Baudelaire – Richard Wagner et Tannhaüser à Paris, in L’Art romantique, 8 avril 1861
[2] Corinne Schneider – Tannhaüser, Orphée allemand ?, Tannhaüser, programme de salle du Théâtre du Capitole, juin 2012
[3] Franz Liszt – Le Tannhaüser, Journal des débats, 18 mai 1849
[4] Christian Rizzo – Soit le puits était profond, soit ils tombaient très lentement, car ils eurent le temps de regarder tout autour, 2005
[5] Jacques Offenbach – Les Contes d’Hoffmann, 1881
Une chronique à retrouver sur Una Furtiva Lagrima