La « Perle du Danube », autrement dit Budapest, héberge décidemment l’un des orchestres les plus attachants du moment. En visite à la Halle aux Grains de Toulouse, le Budapest Festival Orchestra gratifiait les mélomanes de la série des Grands Interprètes de deux soirées symphoniques d’une grande beauté.
Sous la direction dynamique, efficace et profondément musicale de son fondateur, Iván Fischer, la phalange hongroise présentait, les 13 et 14 janvier dernier, un double programme explorant plus de deux siècles de musique. Adaptant l’effectif, l’instrumentarium et le style aux œuvres exécutées, les musiciens et leur chef confèrent à chacune de leurs interprétations une authenticité convaincante.
Ainsi, dans la symphonie n° 92 en sol majeur, dite « Oxford » de Joseph Haydn, jouée le 13 janvier, la quarantaine de musiciens adopte avec bonheur les caractéristiques « classiques » d’une partition qui déploie alors tout son charme. Les trompettes naturelles, les cors naturels (sans piston), les timbales « baroques », le vibrato retenu des cordes allègent considérablement et colorent cette partition solaire et profonde à la fois. L’humour, si présent chez Haydn, le sourire, la bonhomie irriguent cette lecture transparente. L’Adagio, tendre et émouvant, se charge pourtant de silences inquiétants à la Schubert. Des silences qui débordent sur les mouvements suivants pour teinter de doutes le joyeux final.
Avec le Concerto pour orchestre, de Bela Bartók, qui occupe la seconde partie de cette même soirée, les musiciens hongrois et leur chef délivrent le message de leurs racines. Cette œuvre géniale est l’ultime commande passée par Serge Koussevitsky et le Boston Symphony Orchestra à Bartók déjà malade et dans une situation précaire en exil aux USA. Néanmoins, elle exploite de la manière la plus raffinée qui soit toutes les ressources individuelles et collectives d’un orchestre symphonique. Iván Fischer et ses musiciens en explorent les moindres détails, les moindres facettes tout en conférant à chacun des cinq épisodes son caractère propre. Luxe suprême il relie ces volets de manière subtile et continue. L’unité de la partition n’en apparaît que plus évidente. L’élégie centrale (Elegia : Andante non troppo), véritable pivot d’une bouleversante émotion, contraste de manière saisissante avec le jeu subtil et presque chorégraphique du « Giuoco delle copie » qui précède et la farce cruelle de « l’Intermezzo interrotto » qui suit. Comme tout au long de cette belle exécution, la virtuosité des musiciens explose sans ostentation dans le « Finale » tout éclaboussé de lumière.
Cette première soirée s’était ouverte sur un étonnant et bref diptyque signé Stravinski. Après la fête du « Scherzo à la russe », basée sur un rythme appuyé presque grotesque, le fameux « Tango » s’est accompagné d’une saisissante démonstration « chorégraphique » plus argentine que hongroise d’un couple de musiciens saisi par la fièvre porteña !
Enfin, les deux bis généreusement offerts au public enthousiaste opposent le très lyrique interlude de Cavalleria Rusticana, de Mascagni et la Polka Paysanne de Johann Strauss chantée autant que jouée par les musiciens déchaînés !
Une surprise attend le public à l’ouverture du second concert du 14 janvier. Chacune des six célèbres « Danses populaires roumaines » de Bela Bartók est précédée de la danse originale que le compositeur a transposée et harmonisée. Les trois musiciens (violon, alto et contrebasse) chargés de cette passionnante expérience sont à l’évidence de véritables experts es tradition populaire tsigane. La succession de l’original et de la version signée Bartók révèle toute la richesse d’une telle tradition musicale.
Dans le concerto n° 1 pour piano et orchestre de Franz Liszt (ou plutôt Ferenc Liszt, pour respecter la nationalité originale du compositeur) qui suit, le britannique Stephen Hough possède toute la carrure de fauve du clavier qui a établi la réputation de virtuose de l’auteur des « Préludes ». Toutes griffes dehors, il déploie une intensité sonore qui rivalise largement avec la brillance d’un orchestre bouillonnant. Son jeu nerveux, comme révolté, privilégie le staccato et reste un peu avare de legato et de poésie. Après tout, peut-être est-ce ainsi que le jeune pianiste compositeur déchaînait les foules avant d’endosser la bure de l’abbé Liszt… Le très original solo de triangle, qui surprit le public de la création, prend ici une importance très légitime. La poésie reprend ses droits avec le bis accordé par Stephen Hough, « La fille aux cheveux de lin », extrait du premier livre des Préludes de Claude Debussy.
Après la très colorée Danse roumaine pour orchestre BB 61, jouée avec un naturel et un relief saisissants, Iván Fischer lance son orchestre dans l’éblouissante aventure musicale que représente toute exécution du « Sacre du Printemps » de Stravinski. Dirigeant sans partition (exploit rare pour un œuvre aussi complexe), il déchaîne avec passion les fulgurances qui marquent encore toute la production musicale du 20ème siècle. Comme le notait Debussy lors de la création, cette musique reste « sauvage mais avec tout le confort moderne ». Les caractéristiques sonores originales de la phalange hongroise laissent s’épanouir les éclatants tutti tout en ménageant leur attente angoissée. Quelques moments stratégiques donnent le vertige, comme l’irrésistible « Danse de la Terre » ou la cataclysmique « Danse sacrale ». Le plaisir de l’extase rejoint celui de la lucidité.
Tout autrement résonne le premier bis, le très lyrique « Pas de deux » du ballet « Casse-noisette » de Tchaïkovski. La soirée s’achève dans l’enthousiasme général sur un retour au terroir très « Europe Centrale » des danses traditionnelles tsiganes délivrées avec un naturel étonnant par les trois compères qui ouvraient le concert.
Serge Chauzy
Une Chronique de classictoulouse.com