Que serait le théâtre sans son indispensable corollaire, l’ouverture au monde ? Comment nourrir notre réflexion sur la société où nous vivons, la nature qui nous entoure, ces autres auxquels nos vies s’entremêlent, sans accepter naturellement d’assouplir nos certitudes, de baisser notre garde, de partager le son d’autres langues ? Le Théâtre Garonne pratique de longue date un théâtre de curiosité et d’ouverture. Fort d’une équipe plurielle et diverse en goûts, il peaufine cette saison une programmation éclatée et une veine internationale en allant sans cesse plus avant dans la volonté de découverte : la saison sera donc polyglotte, polymorphe et polyphonique. Avec engagement. Avec la dose d’incertitude (voire de risque) que cela comporte.
La Rive dans le noir
Tout ceci fait un bon carburant à nos envies. Et pour se mettre en jambes, quoi de mieux qu’un bal pop’ ? Le samedi 23 septembre, coup d’envoi : le théâtre prendra des allures de guinguette sous la baguette de Georges Appaix, chef d’orchestre inspiré de ce moment de convivialité où se croiseront, pour une première rencontre sous les lampions, spectateurs et artistes…
Un été indien italien
Découvrir la fine fleur de la création internationale, n’implique pas d’aller très loin : l’Italie est à deux pas, certains de ces artistes sont désormais bien connus en France au gré des rapports artistiques de longue date qui lient nos deux pays. Et pourtant on ne mesure pas toujours à quel point ce pays vibre aujourd’hui de compagnies dynamiques après une ère berlusconienne liberticide pour la création et intoxiquée à la téléréalité. Le Théâtre Garonne a donc fait le choix cette année d’ouvrir sa saison par deux semaines italiennes tout simplement baptisées Italia ! : un focus qui va chercher loin des chemins balisés même si sont présentes certaines figures majeures comme Scimone et Sframeli dont tout le répertoire a été présenté au Garonne. C’est donc à un digest pointu que l’on est conviés, où seront mis en lumière des genres et des formes très éclectiques (de la performance, des lectures, des chorégraphies, du théâtre) traversant des esthétiques elles-aussi très différentes. A noter, en ouverture, le manifeste queer de MDLSX (pour Middelsex, un roman au héros hermaphrodite) où l’actrice Silivia Calderoni dynamite normes sociales autant qu’artistiques, à coups de mots, d’images vidéo et de chansons piochées autant chez les Smiths, que chez Buddy Holly ou Stromae. Cette performance choc dissèque la thématique du genre, entremêlant fragments autobiographiques et extraits littéraires pour mettre à nu d’autres hypothèses que le féminin et le masculin. Elle sera suivie du DJ set Octopussy Party à 22h30 au bar du théâtre.
Dans une autre forme d’invitation à l’indiscipline, la danseuse Francesca Pennini du Collettivo Cinetico nous propose à travers dix mini-ballets 10 Miniballetti une histoire autobiographique de la danse, la sienne, et explore les liens entre l’attendu chorégraphique et la singularité de l’interprétation. Ou comment chaque danseur imprime forcément sa patte à une chorégraphie initialement conçue pour être « reproduite ». La Compagnie MK danse aussi, mais sa série de chansons live tient autant du concert que de la danse : Hey est une première en France comme l’est la venue de Lucia Calamaro, une révélation outre-alpes, encore inédite chez nous. Dans La vita ferma elle écrit et met en scène ses propres textes, nourris de préoccupations intimes mais universelles comme celle du deuil qui habite cette « vie suspendue ». Amore, le duo Scimone- Sframeli évoqué plus haut, spécialiste du non dit et de la métaphore, brode lui sur l’amour, dosant subtilement les choses entre absurde beckettien et truculence sicilienne. Supernova parle aussi d’amour à sa manière, en dressant un portrait de famille juste avant une grande fête de printemps : cette lecture mise en espace est sous-tendue par un travail essentiel de traduction avec pour objectif de faire découvrir les dramaturges italiens actuels.
Un automne tout en sons et en images
On quitte l’Italie ensuite pour emboîter le pas au grand projet d’Encyclopédie de la parole mené par Joris Lacoste et Pierre-Yves Macé : sous-titrée « Excursion en Europe pour deux chanteurs et un pianiste », cette Suite N°3 est une partition sonore composée de fragments de paroles, de discours glanés, qui explore la musicalité de la langue mais nous incite aussi à en décortiquer le sens. C’est une des propositions à retenir d’octobre, qui fait l’objet d’une résidence de création et d’un partenariat avec L’Usine, centre national des arts de la rue.
En novembre la venue du metteur en scène et cinéaste argentin Federico Leon fera résonner le Garonne d’accents espagnols et de questionnements qui tiennent à la fois de « tempête sous un crâne » et de « Retour vers le futur » : Las ideas montre Leon lui-même aux prises avec la question du vertige créatif (d’où surgissent les œuvres d’art ? De quelles idées sont-elles le fruit ?) tandis que Yo en el futuro fait dialoguer deux jeunesses séparées par quelques décennies, des adolescents des années 50 filmés à l’époque pour parler de leurs espoirs et de leurs rêves et des jeunes d’aujourd’hui.
La fin d’année sera aussi marquée par la présence engagée d’artistes femmes dont le théâtre ou la danse sont porteurs de révoltes personnelles et de questions éminemment politiques : Layla Soliman revient sur un siècle de l’histoire de l’Egypte qu’elle utilise comme terreau pour mettre en perspective la « culture du viol » dont y sont victimes les femmes. Nadia Beugré elle, convoque le Tapis rouge déroulé aux dignitaires en Afrique pour mieux y danser sa colère.
Mais décembre sera aussi le mois du songe, avec des artistes incontournables dont les univers appellent l’imaginaire, le rêve, l’intériorité, le désir et quelques délicieuses bribes de cauchemars : Buffard et ses Inconsolés citent Goethe et son Roi des aulnes, François Tanguy et son Radeau nous embarquent dans leur douce transe visuelle et intérieure (Soubresaut) tandis que Marie Vialle et Pascal Quignard nous harponnent délicatement à l’appât du conte (La rive dans le noir).
La collection hiver hommes/femmes
Impossible de citer tout le monde ou d’éviter les découpages arbitraires tant la prog hivernale aura son lot de créateurs remarquables : chez les hommes, Rodolphe Dana du collectif Les Possédés monte Price, à partir du roman de Steve Tesich, une partition chorale comme il les aime autour du parcours initiatique d’un adolescent. De cette éducation sentimentale sur fond de déracinement culturel, Dana fait une occasion pour chacun de s’identifier à ce jeune héros. Plus radical, Jonathan Capdevielle a trouvé en Bernanos, auteur taraudé par la question du mal chez les chrétiens, un double idéal. Il met en scène A nous deux maintenant, pseudo roman policier peuplé de créatures étranges. Une enquête déroulée autour de la personnalité trouble d’un jeune prêtre qui débarque dans une campagne figée où vont soudainement se passer de drôles de choses. Enfin, Nicolas Bouchaud comédien caméléon nous embarque dans un cycle conçu avec son complice Eric Didry où sont mis en lumière les écritures de trois Veilleurs dans la foule qui leur tiennent à cœur : Serge Daney critique de cinéma fan de grands westerns est ressuscité dans La loi du marcheur ; l’humanisme en lutte du poète Paul Celan sonne clair et juste dans Le méridien (« je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème »); enfin ils s’allient la prose corrosive du grand Thomas Bernhard pour nous inviter à revivifier notre sens critique grâce aux Maîtres anciens (comédie).
Chez les femmes, la période offre aussi un bon panel de grandes figures et de belles comédiennes (Mathilde Monnier pour la danse, Claude Degliame et sa prostituée magnifique dans Aglaé, Isabelle Luccioni en formidable Molly Bloom dans sa reprise d’Ulysse(s) d’après Joyce, etc.
A la mise en scène également, Fanny de Chaillé et Jeanne Candel signent des spectacles multiples et kaléidoscopiques : la première montre trois personnes dont l’existence se déroule sous nos yeux en moins d’une heure. Les Grands se sont ceux que l’on devient quand on a derrière soi une bonne partie de sa vie, alors regardons-nous peut-être dans le rétroviseur en se demandant comment nous en sommes arrivés là.
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Jeanne Candel elle s’aventure sur le terrain indéfinissable entre danse et théâtre avec comme guide Gustav Mahler et esquisse une Demi-véronique, figure tauromachique où le temps inexplicablement se suspend. D’autres créatrices comme Nicola Gunn (Piece for person and ghetto blaster sur le thème de la violence) et Robyn Orlin (And so you see) ouvrent la période de transition avec le printemps qui revient : niché là entre mars et avril le festival In extremis s’annonce d’ailleurs comme chaque année un moment fort, rythmé par un tempo particulier où se télescopent des formes très éclatées (programme complet à venir en novembre).
Printemps roi et autres plaisirs de fin de saison
Il sera lui-aussi dans In extremis : Pierre Meunier, avec sa silhouette de grand échalas et son univers de bric et de broc. Forbidden di sporgersi (interdit de se pencher dit le titre comme à la fenêtre des vieux trains) mais on se penchera plutôt deux fois qu’une sur ce projet qu’il a conçu avec Marguerite Bordat sa complice plasticienne à partir de la matière textuelle poétiquement débridée de Babouillec, autiste sans paroles. On aime le travail de Meunier, qui construit souvent un tout loufoque et émouvant à partir de rien, tas de cailloux, bobines de fils de fer et autres installations à la Prévert.
Et c’est une mise en appétit que ce projet d’avril quand on sait que Meunier revient ensuite au mois de mai avec sa dernière création La vase. Même duo aux manettes, ils retrouvent là leur prédilection pour les rapports avec la matière quelle qu’elle soit. La vase qui enlise, qui aspire, qui ensevelit leur sert cette fois d’objet d’étude et de support (mouvant forcément) à l’imaginaire, nous lançant une drôle d’invitation à s’aventurer dans … le mou.
On retrouvera aussi d’autres fidèles pour la dernière ligne droite (si peu droite pourtant et si dense !) de la saison : Dorothée Munyaneza, dont le bouleversant Samedi détente rappelait ce qu’était le Rwanda d’avant le génocide, revient avec sa danse-théâtre qui s’attelle à faire surgir la lumière des traumas et des cicatrices.
Unwanted c’est le lot des enfants nés du viol, arme de guerre au Rwanda comme ailleurs hélas, que les femmes tentent d’élever en continuant elles-mêmes à vivre. Autres artistes récurrents dans la vie du Théâtre Garonne, Gisèle Vienne (Jerk), les TG STAN (Concernant Bergman) et David Geselson (Lettres non écrites) seront des jalons à ne pas manquer pour clôturer la saison. Finir en beauté, comme le dit si bien ce magnifique titre de Mohamed El Khatib…
Cécile Brochard
Tous les spectacles sur www.theatregaronne.com
Crédit photos
« MDLSX » © Ilariascarpa
Hey © C Farine
Tapis Rouge © Dimas Bontempo
Rive dans le noir © Richard Schroeder
Le Méridien © Jean-Louis Fernandez
Aglaé © Alain Richard
Forbidden di sporgersi © Jean-Pierre Stournet
Unwanted © Bruce Clarke