« Get up, stand up (Lève-toi et marche) »
Nous vivons des temps médiocres et barbares et tout ce qui pourrait nous sauver semble frappé d’interdit. Pourtant, suivant l’exemple du Duc de Roger Vailland, quelques-uns ne désirent encore que viandes saignantes et alcools bruts : Straight, no chaser. D’autres se rêvent en Orientaux pour fuir la morsure des désirs, la civilisation du mal et de la mauvaise conscience ; pourquoi pas si c’est pour « aller vers rien sinon la figure d’une danse », selon l’expression du poète écossais Kenneth White. Sinon, prêtres de la tiédeur, apôtres du néant ou pire : du mou, pitié, on a assez donné. Un artiste osseux comme Pasolini avait tout prévu, en premier lieu le décervelage de générations entières à travers l’hypnose des écrans. Mais le peuple, qui ou quoi que ce soit, était-il plus malin avant ? Il y a peut-être trois sortes d’humains : les aigles, les chiens et les moutons. Sébastien Bournac a travaillé sur l’auteur des Ecrits corsaires lorsqu’il était l’assistant de Jacques Nichet au TNT et responsable pédagogique de l’Atelier Volant. Le théâtre de Pasolini est un peu dur à cuire alors que sa poésie n’a pas pris une ride. Mais le choix que notre Sébastien Bournac avait fait (Avendi! et Pylade) et les efforts qu’il réclame, en disent peut-être long sur le jeune homme qu’il fut et le directeur de compagnie, metteur en scène et désormais directeur de théâtre, meneur d’équipe, qu’il est devenu ou aspire à être, avec le visa des institutions.
Sébastien Bournac © François Passerini
Des raisons d’espérer
Sébastien Bournac, normalien et agrégé, initié au théâtre, dans sa région, par les Baladins en Agenais, s’étant frotté à l’université à Pirandello et Genet, puis passé par la Colline et les Amandiers où il a été assistant à la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, prend donc la direction du Théâtre Sorano jusqu’en 2019, le temps de trois saisons. Il me reçoit dans les locaux de sa compagnie Tabula Rasa, aménagés dans un ancien atelier de couvreur du quartier Saint-Cyprien, au fond d’une cour, dans une ruelle typique et colorée à laquelle on accède par une volée de marches depuis la Place intérieure. Un arbre est planté dans son bureau et traverse le plafond. Il a fondé Tabula Rasa en 2003 en commençant par deux créations Marivaux, en tournée dans la région. La compagnie a été associée au théâtre de la Digue et en résidence en Aveyron. Jean-Luc Lagarce a occupé Bournac un moment, avec Music-hall. Il en a fait voyager une version foraine dans les villages. C’est la question du nomadisme qu’il a mis en scène avec des projections dans le diptyque No Man’s Land // Nomades’ Land. Des auteurs comme Mouawad, Kwahulé ou Müller sont la matière de ses ateliers, cours et laboratoires. Avec Virgine Baes, au centre culturel Croix-Baragnon, à Toulouse, il a mis sur pied le collectif « Mauvaises Herbes » pour faire découvrir et circuler les écritures actuelles. Il deale des textes avec l’Australien Daniel Keene et lui a passé commande d’une pièce à partir d’un scénario de Fassbinder, La Peur dévore l’âme, qui est devenu Drames au TNT en 2011. Ainsi armé, repoussant le peur qui a grand faim, et après un retard d’ordre administratif, le voilà prêt à réaliser son projet pour le Sorano et à succéder dignement à ces fortes têtes de Sarrazin et Carette, mais sans tonner comme Zeus ni pendre des breloques à son cou.
« Faire du théâtre, dit-il, est un acte de résistance, un art qui suspend le temps et les flux de la vie quotidienne, dans une salle, ensemble. » Bournac voudrait imposer ce temps-là, qui est « un temps de jeu, un temps de pensée, un temps de rassemblement joyeux et festif. »
Et, si Pasolini lui est familier, il y a donc aussi Fassbinder dont il se rapproche de plus en plus. « Je suis fasciné par ces artistes qui ont, pour seule arme, leur art ; qui prennent à bras le corps toutes les problématiques de notre société, politiques, philosophiques, éthiques, et les traduisent dans des poèmes. » Ce qu’il a appris d’eux, c’est aussi que « le théâtre est le lieu de la parole », mais une parole « débarrassée de toutes ces fausses théâtralités qui ne disent rien, qui sont des mensonges et travestissent le réel. »
Bournac a des idées précises, voire judicieuses, et les énonce sans forfanterie, presque humblement. « Je ne fais pas de théâtre pour des abonnés, ni pour une élite culturelle. Je fais du théâtre pour tout le monde, évidemment. Mes parents étaient des artisans, je connais donc bien ce milieu, la classe moyenne populaire française, et il est important que ces gens viennent dans les salles. Mais il faut leur donner des raisons d’espérer dans le théâtre. »
Comme je m’inquiète de savoir si les artistes d’ici ont leur place dans le projet, il affirme que le Sorano ne sera pas une scène seulement régionale. Il croit que, pour valoriser la création d’ici, il faut la confronter à celle d’ailleurs et la faire basculer dans des réseaux nationaux. Toutes ces équipes invitées à présenter ce qu’elles ont sur le coeur, et, parmi elles, sans préméditation, sous la direction de nombreuses femmes, vont venir « bousculer le paysage et le renouveler profondément. »
Le Sorano ne sera donc pas le seul palais de ses désirs et des créations d’une troupe, la sienne ; il va mettre la scène historique à la disposition de compagnies dont il a vu les spectacles et qui l’ont ému. « Notre travail, dès la saison prochaine, est d’être attentif à de jeunes artistes et de les accompagner. Je crois beaucoup en la jeunesse. Dès le mois de novembre, il y aura un temps fort autour de la jeune création. »
Entretien vidéo – mars 2016
Cave Canem
Comme dirait un adepte de Brecht, et Sébastien Bournac l’affirme, le théâtre change la vie et venge symboliquement les opprimés. Moi, je commence à avoir des doutes, sauf à asseoir régulièrement les enfants dans des salles de spectacle. Outre que les érudits du Coran, les philosophes à cheveux et les vedettes de la télé-réalité ont remplacé dans l’imaginaire commun les Trois Mousquetaires et les Rolling Stones ou Brassens, Sitting Bull, le général de Gaulle et le groupe Manouchian, il y a désormais autant de sortes d’opprimés sur Terre, parfois auto-proclamés, que de grains dans une salière, chacun se sentant plus digne que l’autre de recevoir l’extrême onction internationale, sous forme de dons ou d’assauts. Est-on toujours sûr de qui mordre, ou d’où vient la blessure? Il semblerait qu’aujourd’hui, tout le monde aboie et veuille se révolter ; chacun se trouve un adversaire ou un ennemi à sa mesure. Seulement, le combat n’a jamais lieu comme il le devrait et les buts de nos révolutions idéales sont si divergents, comme dressés les uns contre les autres, le bonheur contre le martyre par exemple, ou un monde ouvert contre le repli sur soi, qu’il vaudrait peut-être mieux rester apathiques, à attendre que ça nous broie ou que ça passe.
Sébastien Bournac ne renonce ni à l’effort, ni à la mise en scène. Il a passé un week-end entier du mois de mars à faire du théâtre avec des ados « bien en forme », à la Scène nationale d’Albi. Il qualifie le travail et la restitution de cet « Extrêm’Ados » de performance « intense et fragile » et conclut que « seul l’amour est véritablement révolutionnaire. » Il a par ailleurs prévu, pour la prochaine saison du Sorano, une reprise de son dernier travail avec l’auteur Jean-Marie Piemme et le grand acteur Régis Goudot : Dialogue d’un chien avec son maître, sur la nécessité de mordre ses amis.
« Les auteurs d’aujourd’hui n’écrivent pas pour être joués dans cinquante ans. C’est important de défendre le théâtre contemporain comme un art éminemment populaire. »
Dialogue… Reprend-il le vieux mythe qui a par ailleurs donné Tintin et Milou, Boule et Bill, Lucky Luke et Jolly Jumper (euh… c’est un cheval, mais il y a Rantanplan)?… Qui fait le chien? Laurel ou Hardy? Lewis ou Martin? Don Quichotte ou Sancho Pança? Iggy Pop chante encore « I wanna be your dog ! » Pensons enfin aux merveilleux Cyniques comme Diogène : ils se réclamaient du chien tout en se voulant libres de tout, ni collier, ni laisse, ni chenil. « C’est plutôt vous les chiens, puisque vous me regardez quand je mange ». Ils se présentaient en molosses mordants et clodos impudiques pratiquant l’humour et l’ironie, remuant la queue mais insoumis, se masturbant en public.
Ainsi, appeler une compagnie Tabula Rasa et prendre la direction d’un grand théâtre plein de fantômes et vers lequel tous les regards se braquent, ça demande de bonne dents et des épaules. L’espoir du « passé faisons table rase » a débouché en d’autres temps sur le réalisme d’Etat. Boulgakov a écrit un petit bouquin délicieux qui s’appelle Coeur de Chien. C’est l’histoire du professeur Transfigouratov qui greffe sur un chien trouvé dans la rue, l’hypophyse et les glandes génitales d’un homme qui vient de mourir. Malheureusement, c’était un ivrogne et un voyou. Le professeur a affublé le chien-cobaye du nom de Bouboul mais celui-ci, aussitôt devenu humain, demande à se faire appeler Bouboulov. Il se révèle grossier et méchant, et devient un agent soviétique mordant et dogmatique qui poursuit le professeur et son assistant avec sa stupide meute prolétarienne.
A chaque fois qu’un groupe veut tout casser, c’est pour, aussitôt la rupture consommée, retomber dans les anciens travers. Les opprimés, en prenant le pouvoir, renversent leurs rêveurs et se remettent à porter la cravate, à défendre bec et ongles une morale à barreaux qui accuse et tue les êtres singuliers et les pensées divergentes. C’est peut-être comme ça que la société fonctionne : si tout le monde était souverain, plus personne ne le serait? Pour donner des leçons d’inconduite, en tout cas, il faut être très fort, laisser pendre la ceinture de sécurité, mépriser le code, accepter d’être mal vu, presque un paria. De nos jours, il y a tant de gens dans des costumes de paria mais si peu à mener la bataille, au moins pour soi-même puisque c’est tout ce qui compte. On s’en moque, des autres, s’ils ne sont pas plus difficiles que ça. C’est « baroque et fatigant »? Jouons alors, et épuisons-nous.
Greg Lamazères