De la Salle Nougaro à la Halle aux Grains, deux magnifiques concerts et deux superbes femmes, dans des styles totalement différents, ont entretenu ma flamme pour la musique du monde.
Céu, alias Maria do Céu Whitaker Poças, a eu trente ans en 2010, mais en seulement deux disques, elle a trouvé sa place dans les charts brésiliens et américains… en même temps que dans le cœur des critiques les plus difficiles.
Originaire de Sao Paulo, Céu est plus qu’une chanteuse. Elle incarne le renouveau de la musique brésilienne en tissant une vraie passerelle entre l’immense et riche mémoire musicale de son pays et sa volonté de trouver une essence rock dans une musique qui ne s’y prête pas a priori. Son concert ressemble à un carnet de voyages; mais elle nous en offre deux pour le prix d’un. Le premier est celui que Céu a effectué du Nordeste de son pays jusqu’à sa ville de Sao Paulo, scène musicale effervescente, et qu’elle raconte à travers ses chansons. Le deuxième est celui qu’elle nous invite aussi à faire avec sa voix à la fois moite et déchirante, dans son portugais natal, et la multitude de sonorités latines qu’elle défriche. Sur son premier album, Vagarosa, qui s’est déjà vendu à plus de 100,000 exemplaires rien qu’aux USA, et a été Meilleur album 2009 pour la revue Rolling Stone, la chanson Cangote rappelle les Voyages de Gulliver. Et ce n’est pas un hasard si l’album Caravana Sereia Bloom paru en 2012 chez Urban Jungle Records, est un hommage à Caravana Rolidei, une troupe d’artistes ambulants qui se déplace à travers le Brésil, mais aussi au cirque et aux gens du voyage.
Céu traduit la mélancolie avec un son général à la tonalité très psychédélique où les guitares touffues et grasses viennent peindre un décor d’utopies adolescentes.
« Je ne réfléchis pas en termes de style, je réfléchis en termes de son » dit-elle. Elle mélange avec bonheur les influences jamaïcaines et éthiopiennes aux sons électriques et à cette subtilité rythmique typique du Brésil; entourée d’un batteur métronomique, d’un guitariste porté sur le rock psychédélique (sa guitare est la mythique rickenbacker, ses amplificateurs à lampes fender et Vox sont des références en la matière) qui joue aussi du piano Fender Rhodes, et d’un bassiste monolithique, elle ajoute des nappes de son mellotron, cet instrument de musique polyphonique à claviers lisant les sons sur des bandes magnétiques, largement utilisé dans les années 1960-70 par les groupes de rock progressif.
Mais sa voix reste typique de ses origines, évoquant la source musicale d’où elle vient .
De la Danse de l’illusion (Baile de ilusao) à un Grain de beauté bien français, de la Corde de l’insomnie (Cordão de insönia) à Somnambule (Sonâmbulo), en passant par une reprise de Bob Marley (Catch a fire), sous sa coiffure léonine, sa belle chair qui prend bien la lumière moulée dans une robe bleue… comme le ciel, Céu, qui signifie justement ciel en brésilien, nous entraine au delà des nuages, là où le ciel est toujours bleu.
De la Salle Nougaro à la Halle aux Grains, le confort acoustique reste un atout appréciable, mais aussi la qualité des spectacles qui y sont présentés. Chaque année, l’Amicale des Arméniens de Toulouse et Midi-Pyrénées organise dans la belle salle du centre ville un concert au bénéfice de l’Enfance de France (1) et d’Arménie, sous le parrainage du grand violoniste Jean Marc Phillips-Varjabedian qui invite à chaque fois de remarquables musiciens de ses amis pour la bonne cause.
Son Trio Wanderer* (2), Raphaël Pidoux au violoncelle et Vincent Coq au piano, avec ce soir Christophe Gaugué à l’alto, ouvre la soirée avec un programme « savant », que certains autour de moi trouvent ardu, mais qui a le mérite d’élever d’entrée le niveau musical: 1° Mouvement Allegro non troppo du Trio op.92 en mi mineur de Camille Saint-Saëns; 2° Mouvement Andante con molto du Trio op.100 en mi bémol majeur de Franz Schubert; Esquisses folkloriques Alexandre Gasparov (présent dans la salle et acclamé); 2° Mouvement Andante du quatuor op.60 en ut mineur avec piano de Johannes Brahms; Final Rondo alla zingarese – Presto du quatuor avec piano op.25 de de Johannes Brahms.
Peut-être à cause de l’effet de surprise qui ne joue plus avec ces musiciens hors pair (c’est la 18° édition de cette soirée caritative), la partie « folklorique » comme ils disent est attendue avec une impatience mal dissimulée par une petite partie du nombreux public; mais j’insiste auprès de mes voisins pour rendre hommage aux Wanderer autant pour leur virtuosité que pour leur engagement.
C’est une lumière bleutée, une douce ambiance tamisée (beau travail de l’éclairagiste à souligner) qui sied bien à Macha Gharibian quand elle entre en scène et s’assied au piano: la salle est toute ouïe, déjà sous le charme.
Ses mélodies oscillent entre le jazz et le classique, avec cette tonalité arménienne (3) qui est tout de suite reconnaissable. Ses doigts effleurent doucement le piano et semblent caresser les oreilles dans des titres aussi poétiques et éthérés que « la douceur ». Avec « kele, kele », sa voix pleine d’émotion étreint le public:
Depuis mon sol Arménien,
Je suis venu pour apporter
Le vent des montagnes,
La lumière du soleil.
Tu voudrais être avec moi
Tu penses et rêves de moi
Viens, allez, Bouge allez.
Au lieu de me regarder
Tu devrais te rapprocher de moi
Viens, allez, Bouge allez.
Le temps est venu ce soir
Tu devrais bien le faire
Pour terminer notre combat
Serre-moi juste dans tes bras.
Serre-moi dans tes bras
Serre-moi dans tes bras, allez…
Jeune pianiste et chanteuse fière de ses origines, Macha Gharibian a sorti à l’hiver 2013 un premier album remarqué, « Mars » (Bee Jazz/Abeille Musique), subtil et aérien, influencé par le jazz mais imprégné par ses racines arméniennes, porté par son jeu épuré et sa belle voix. Immergée dans la musique depuis son enfance (son père a cofondé l’inclassable groupe Bratsch, pionnier de la world made in France), elle a suivi une formation de pianiste classique. Mais en 2005, lors d’un séjour à New York, elle a été marquée par des rencontres décisives avec des jazzmen comme le trompettiste Ralph Alessi, le pianiste Jason Moran et le saxophoniste Ravi Coltrane. Depuis, elle s’est tournée vers le jazz, avec détermination. Mais un jazz fusion qui lui est propre.
Le sien est introspectif et poétique: si elle revisite le Père Komitas (1869-1935), icône de la musique traditionnelle de son pays, pour la chanson « Kélé Kélé » dont j’ai parlé plus haut, la pianiste a mis en musique « Ritual prayer », un poème du contrebassiste William Parker, et celui, bucolique, de William Blake (1757-1827):
Le soleil descend dans l’ouest,
Les étoiles du soir brillent,
Les oiseaux font silence dans leur nid,
Et moi je recherche le mien.
La lune, cette fleur,
Dans le ciel, tendue haute comme une tonnelle,
Silencieuse et ravie,
S’est assise et sourit dans la nuit…
Ce n’est pas un hasard si le titre de son disque est un clin d’œil à la planète rouge (4) qui apparaît au second plan du cliché de la pochette pris au théâtre des Bouffes du Nord. Macha Gharibian explique: « Il y a l’idée du printemps, du renouveau, de l’exploration, puisqu’on a envoyé sur Mars une sonde partie pour un chemin sans fin, vers des endroits insoupçonnés, déstabilisants, surprenants… ». Presque une profession de foi !
J’ai commencé le piano à cinq ans. J’ai toujours voulu être musicienne. Voir mon père sur scène avec Bratsch a certainement contribué à cette ambition, même si on se demande si on aura, nous aussi, des choses à dire. Être sur scène, exprimer des choses à l’attention des gens, m’a toujours plu. Jusqu’à mes 25 ans, j’ai suivi des études classiques: conservatoire, concours, École normale de musique. Mais grâce au théâtre, j’ai pu financer mon voyage à New York où j’ai rencontré des musiciens qui m’ont encouragée à improviser librement. Aujourd’hui, quand je travaille le piano, je m’échauffe toujours avec Bach, une étude de Chopin ou du Rachmaninov, mais je ne me surprends plus à voir une gamme orientale surgir au milieu d’une improvisation !
Pianiste hors pair, d’une précision impressionnante, forte d’une voix à la fois puissante et douce, Macha Gharibian est inclassable: à la fois classique et jazz, spirituelle et sensuelle, son invitation au voyage relie Erivan et Byzance à New York. toutes ses influences – musique romantique, moderne, arménienne… – jusque-là cloisonnées en elle, se sont mélangées avec bonheur.
Même si sur son disque, les musiciens sont discrets, en particulier le guitariste et le bassiste, en solo, nous avons droit à la quintessence, à la substantifique moelle de sa musique et c’est un grand bonheur, sous le signe de la douceur, le titre d’un de ses morceaux justement.
Elle devrait attirer l’attention des programmateurs que ce soit de Jazz sur son 31 ou du Festival de Jazz de Luchon. Elle ne peut que ravir les amateurs de musiques oniriques dont ce monde a bien besoin. Elle fait partir des ces femmes (avec Céu ou la méconnue Marilis Orionaa, la Béarnaise, par exemple) qui sont l’avenir de la musique du monde.
C’est avec le groupe Papiers d’Arménies où elle chante avec son père, Dan Gharibian (guitare, bouzouki, chant) que se poursuit le concert. Allant chercher avec émotion dans le répertoire traditionnel, enchaînant mélodies entrainantes et tristes, à fleur de cordes et de gorge, les musiciens (accordéon, duduk et kementché (5), ils nous proposent eux aussi un voyage qui va de Constantinople à Erivan en passant par l’île des Princes (Les îles des Princes sont un archipel d’îles situé dans la mer de Marmara, habitées par une majorité d’Arméniens, elles constituent un havre de paix dans Istanbul, c’est un endroit parfait pour se ressourcer, profiter de la nature), d’une danse géorgienne à une chanson grecque qui me fait penser au Rébétiko (6), ce blues athénien qu’on entend de moins en moins en Grèce, crise économique et nationalisme remuant obligent.
Sur un rappel magnifique, tous les musiciens reviennent sur scène pour « Noubar », un traditionnel anonyme arménien, évoquant un prénom aussi bien féminin que masculin; et Jean-Marc Phillips prend un solo superbe.
Je me prends à rêver des aubes d’Arménie, comme le poète Ossip Mandelstam (7):
Je ne te reverrai plus, ciel myope d’Arménie; Plus ne reverrais-je ébloui la tente nomade de l’Ararat, plus n’ouvrirais-je curieux, au rayon des auteurs-potiers le livre en creux de cette belle terre où s’initièrent les premiers mortels, Arménie, Arménie.
Ah Erivan, Erivan, Est-ce l’oiseau qui t’aurait dessiné, ou le lion, comme un enfant, des couleurs du plumier gribouillée ? Erivan, Erivan, tu n’es pas une cité, mais une noisette grillée, et que j’aime tes ruelles, Babylone tortueuse aux bouches grandes ouvertes.
Allons à Erivan où virevolte la mésange, voir le boulanger au pétrin jouer à colin-maillard avec le pain, se courber puis retirer de l’âtre ses longues peaux de lavash, ses fines galettes moelleuses de farine, de sel et d’eau.
Arménie, Arménie, empire des pierres qui crient, Arménie, Arménie, montagnes aux rauques échos d’appel aux armes
Arménie, Arménie, tu voles éternellement vers les trompettes d’argent de l’Asie, Arménie, Arménie, tu jettes à pleines poignées la monnaie perse du soleil !
Jean-Marc Phillips insiste aujourd’hui encore fort justement sur l’absence de frontières entre les musiques qui devrait inciter le monde à ne plus en ériger entre les hommes (et les femmes). Le vibrant chant d’exil arménien qu’il a interprété avec le compositeur Alexandre Gasparov au piano ne peut que nous rappeler hélas le 100° anniversaire du génocide (8) de ce grand peuple, mais aussi, avec le poète turc (mais oui) Nazim Hikmet son incroyable « espoir à pleurer de rage d’un monde meilleur pour tous ».
Cet espoir passe par les enfants…et la musique: Gérard Karagozian et son association, comme Jean-Marc Phillips, l’ont bien compris. Merci à eux de nous le faire partager.
E.Fabre-Maigné
2-XII-2014
1) La Maison des Droits des Enfants et des Jeunes fête son 21° anniversaire avec toujours pour objectif de « répondre sans cesse à des besoins nouveaux dans une société en mouvement ». 6 rue des Couteliers 31000 Toulouse Tél : 05 61 53 22 63
www.droits-et-enfants.com – Courriel : mdde@laposte.net
2) Les Wanderer sont des biens nommés: ce n’est pas sans raison qu’ils se sont ainsi baptisés, mais en hommage à Schubert et par affinité avec le romantisme allemand dont le thème du « voyageur errant » est le refrain. Vagabonds curieux, ces musiciens français le sont aussi par leur esprit d’exploration musicale qui les conduit à sillonner les siècles de Haydn à nos jours. Ils sont célébrés dans la presse internationale pour un jeu d’une extraordinaire sensibilité, une complicité presque télépathique et une parfaite maîtrise instrumentale.
3) L’Arménie possède un ancien et très fort héritage culturel qui a permis de maintenir l’identité d’un peuple au destin particulièrement tourmenté. La musique populaire, telle qu’elle se présente actuellement, nous est parvenue par transmission orale. Ses contours mélodiques, ses rythmes, ses intonations poétiques sont la marque d’un répertoire original qui se répartit en trois genres principaux : la chanson paysanne, la musique citadine, et les chansons de bardes à l’instar de nos troubadours.
4) Dans l’Antiquité, Mars était le dieu responsable de la fertilité des cultures. En astrologie, elle est associée à la sphère passionnelle, à une forte aspiration de la personnalité vers une vie spirituelle.
5) Le duduk, doudouk, duduki, doudoug ou dadouk est un instrument de musique arménien à anche double comme le hautbois que l’on retrouve dans de nombreux pays : en Géorgie, en Iran, en Azerbaïdjan, et dans le Turkestan chinois. En 2005, l’UNESCO a érigé « Le Duduk et sa musique » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Quand on l’écoute, on entend le murmure des vents.
Vièle à pique et à la caisse de résonance sphérique joué dans toute l’aire d’influence persane et ottomane (Iran, Turquie, Kurdistan, Afrique méditerranéenne), le kamantcha des Arméniens et des Géorgiens possède quatre cordes, alors que le kamanche persan et turc n’en a que trois. Originaire d’Iran, cet instrument du 18ème siècle, à la sonorité douce se prête aussi bien à l’utilisation en solo qu’à l’utilisation en groupe.
6) Le Rébétiko est une forme musicale née dans les tékés (un mot grec désignant les fumeries de haschish) et les prisons des principales villes grecques au début du XXe siècle, de tradition orale, où l’improvisation occupait une place importante..
7) Ossip Mandelstam (1891-1938), poète indocile et irréductible, qui a vécu sa vie « en vers et contre tout », sacrifié par Staline (comme beaucoup d’artistes) sur l’autel de sa dictature. Il faut lire la magnifique note de passage, note de partage de Gil Pressnitzer, sur son site excellent Esprits nomades.
8) le 18 avril 2015, à Saint Pierre des Cuisines, le pianiste Tigran Hamasyan, accompagné de huit choristes arméniens, donnera l’un de ses 100 concerts dans des églises ou lieux de cultes: une prière musicale aux victimes. Attention, il n’y a que 400 places disponibles auprès de :
l’Amicale des Arméniens de Toulouse 15 avenue des écoles Jules Julien 31400 Toulouse
Tél: 05 61 57 32 40
www.guiank.org – amicale.guiank@gmail.com