Orchestre National du Capitole – concert du 24 février 2012
De la lumière aux ténèbres
Le programme du concert de ce soir nous aura entraîné des magies sonores et translucides du concerto de Dutilleux, bien nommé L’arbre des songes, et donné semble-t-il en première audition à Toulouse, aux noirceurs insondables de la Symphonie pathétique de Tchaïkovski, du moins comme Sokhiev nous la restitue.
Tugan Sokhiev direction
Renaud Capuçon violon
Dutilleux : Concerto pour violon » l’arbre des songes »
Tchaïkovski : Symphonie n°6 « Pathétique »
Concerto pour violon d’Henri Dutilleux, L’arbre des songes.
Henri Dutilleux éminent amoureux de Baudelaire a toujours eu une grande attention sur le choix des titres de ses œuvres. Celui-ci ne fait pas exception, et les songes montent comme lierre, tremblent comme feuilles dans cette musique presque végétale.
Et, la nuit, pour servir d’accompagnement à mes songes, le chant plaintif des arbres à musique (Baudelaire, poèmes en prose).
Et c’est bien d’un arbre à musique qu’il s’agit dans cette songerie musicale. Composée difficilement de 1980 à 1985 cette œuvre comprend des parties qui ne doivent d’ailleurs pas être décelées par l’auditeur, car des interludes font le lien mystérieux et magique entre les 4 mouvements, qui sont les suivants :
Librement, Interlude, II. Vif, Interlude 2, III. Lent, Interlude 3, IV. Large et animé.
Pour que l’alchimie sonore monte de sa musique, Henri Dutilleux utilise un important dispositif comprenant par exemple 5 percussionnistes, un cymbalum souvent mis à contribution, un piano, un célesta. Le reste est plus traditionnel 3 flûtes, 3 hautbois (dont 1 cor anglais), 4 clarinettes, 3 bassons, 3 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, et bien sûr les cordes de l’orchestre. Mais ce ne sont que les ingrédients de cette potion magique qu’ourdit notre éternel artisan et il donne autant à entendre du visible que de l’invisible. Dans cette musique délicate, fragile comme une toile d’araignée sous la pluie, Dutilleux trace avec douceur un monde flottant.
Ainsi la vie n’est que le rêve d’un rêve, mais l’état de veille est ailleurs, disait Rilke. Et l’état de veille pour nous est dans les beaux méandres de cette musique qui devient elle-même arbre dans son décor de sons. La musique n’est plus « la respiration des statues » mais le souffle de l’arbre qui hante cette partition. « Par sa morphologie, l’arbre m’a toujours fasciné…Aussi, pour moi, certaines formes musicales s’apparentent à cette morphologie de l’arbre, en partant des racines et en suivant le déploiement prodigieux et infini des ramifications, des arborescences. »
Et l’architecture de son œuvre suit ce plan secret, en multipliant les ramifications, surtout les variations qui doivent nous entraîner dans un monde mystique sonore. Tout cela en glissements, en allusions. Tout se multiplie, change, revient de façon circulaire et périodique, avec des moments de plus grande densité.
Le dernier interlude, juste avant le mouvement final a dû surprendre les auditeurs, car il mime un orchestre et un soliste en train de s’accorder. Ceci est bien dans la partition, comme un moment de doute.
Les quatre épisodes, bordés de leur allée d’interludes, deviennent paroles à peine dites, qui semblent des improvisations, des rêves qui marchent. Cette joie du son, très proche de Debussy demande des poètes autant que des musiciens. Renaud Capuçon, familier de cette œuvre qu’il joue souvent, lui donne toute sa sève lyrique et l’orchestre le suit comme un double, ne se détachant jamais de lui, enlacé avec lui, agrandissant la belle ombre de cet Arbre des songes. Alors que dans son enregistrement Renaud Capuçon avait donné une version plus dense et plus vigoureuse, moins poétique, ce soir tout était frémissement, grâce sans doute à un chef aux aguets du moindre souffle dans les branches de la partition, et à un orchestre d’un profond lyrisme dans toutes ses parties. L’ONCT fut ce soir un beau bruissement et le titre d’abord voulu par Dutilleux, L’arbre lyrique, était réalisé dans une texture sonore translucide et rêveuse.
Tchaïkovski : Symphonie n°6 « Pathétique »
Par ses enregistrements de la quatrième et de la cinquième symphonie de Tchaïkovski, on connaissait les affinités électives entre Tugan Sokhiev et cette musique. Pourtant on n’était pas préparé au choc que fut cette interprétation très personnelle de la dernière symphonie. Elle n’était plus pathétique, mais tragique.
Par ses contrastes très importants, sa lenteur oppressante cédant soudain le pas à des montées de désespoir, la mise en perspective de chaque image sonore, de chaque détail, ce fut une symphonie funèbre qui s’est ainsi déroulée. On était loin des interprétations habituelles débordantes de pathos, et de coups du destin, au risque d’ailleurs dans le troisième mouvement d’aller vers un côté pompier et vain.
Ici rien de tout cela. Le programme secret de cette symphonie a sans doute était approché et l’adagio conclusif, dans un silence de larmes contenues, a sidéré le public, qui mit un certain temps à réagir à ce grand moment. Il faut aussi lui savoir gré de ne pas avoir applaudi à la fin de l’allegro du troisième mouvement, car Sokhiev en avait tiré toute l’énergie noire, sans jamais basculer comme beaucoup de ses collègues dans le racolage sonore.
Noire est la couleur dominante de son interprétation, parfois au bord du silence, parfois cri douloureux. Sans aucun sentimentalisme, sans relâchement, Sokhiev déploie, comme le souhaitait le compositeur cette musique vers une sorte de Requiem. Ce qui sera d’ailleurs un peu le cas pour Tchaïkovski, mort juste après sa composition.
Seul le deuxième mouvement par son aspect désuet de valse attardée et triste dans cette descente dans les ténèbres, ne se maintient pas au même niveau d’émotion. Mais c’était une halte bienfaisante, après ce qui nous avait été donné dans le premier mouvement si angoissant ainsi joué, et surtout le dernier mouvement qui s’éteint dans le silence et fait penser à la fin de la Neuvième symphonie de Mahler quand il est ainsi interprété.
Sokhiev a donné un véritable office des ténèbres et transfiguré cette symphonie si facilement larmoyante entre d’autres mains, entre d’autres orchestres. L’adhésion de l’orchestre fut fusionnelle et les sonorités extraites du basson, des clarinettes, des cordes (ici dans un placement traditionnel d’orchestre occidental au niveau des violoncelles et des contrebasses), des vents et des bois étaient un exercice d’admiration envers leur chef. Et aussi une magnifique réalisation sonore pour nous.
Pouvoir être aussi original dans une œuvre si rabâchée, la faire vibrer ainsi, la faire ruisseler d’émotions et d’ombres terribles, n’est qu’à la portée de quelques grands chefs.
Les spectateurs présents se souviendront longtemps de ce concert qui les aura amenés de la lumière filtrant des arbres à musique de Dutilleux, jusqu’aux ténèbres de Tchaïkovski.
Gil Pressnitzer