Après Antoine Fantuz (Bikini), Didier Blanc (Sergent Papers), nous avons rencontré un autre acteur incontournable du paysage musical toulousain : Bleu Citron. On s’est posé un bon moment autour d’un café avec Sophie Lévy-Valensi et Marie-Ange Martin, chevilles ouvrières du célèbre tourneur et producteur toulousain. L’occasion de faire un large tour d’horizon de leur métier, et du paysage musical toulousain et français. Moteur !
Comment s’est créé Bleu Citron ?
Sophie : Gilles Jumaire a créé Bleu Citron à Paris il y a trente ans. Il était à l’époque label et tourneur de jazz. On va bientôt faire jouer Uzeb à Toulouse que Gilles accompagnait à ses débuts. Il a beaucoup travaillé avec Jacques Higelin aussi et pour le Printemps de Bourges. Puis, il y a dix-sept ans, Gilles est venu vivre à Toulouse où il a emmené Bleu Citron et scellé un partenariat avec le Bikini. Il a aussi bossé avec les Fabulous Troubadours, les Bombes de Bal, avec Sylvain et José, puis Samuel pour développer les tournées.
Gilles Jumaire est-il toujours partie prenante dans Bleu Citron ?
Sophie : Gilles a cédé ses parts à Samuel, Sylvain et moi en septembre dernier. On a tous nos spécialités : Samuel gère la partie tournées, Sylvain est plus dans les concerts locaux, et je travaille essentiellement avec les festivals (on en a créé un avec le Bikini – Les Curiosités qui ont lieu chaque année au mois de mai – et on en coproduit comme Pause Guitare à Albi). Avec la baisse drastique des subventions, les festivals français réduisent leurs salariés permanents et font appel à des structures comme la nôtre. Quant à Gilles, il se consacre désormais au projet de la Cartoucherie qui réunira une salle de spectacles (800 places, avec une orientation très diverse : musique, théâtre, cirque), un hammam, une bibliothèque, un mur d’escalade, des restaurants… Ce sera un projet privé qui préfigure les centres culturels de demain.
En quoi consiste votre métier de tourneur ?
Sophie : On fait deux métiers assez complémentaires. Le premier c’est producteur et promoteur local. On accueille des groupes dans la région et on fait la promotion de leurs dates. On fait la billetterie, l’accueil, la technique, etc. Notre second métier c’est tourneur. On repère des groupes sur des petites scènes et on leur permet de faire davantage de concerts ; on les introduit aussi auprès des maisons de disques. Elles aussi nous proposent leurs groupes pour organiser leurs tournées même si, de plus en plus, elles organisent elles-mêmes ces tournées. Pour compenser le manque à gagner sur le support disque depuis dix ans. C’est une tendance qui va crescendo d’ailleurs. Les maisons de disques nous sollicitent surtout pour tout ce qui touche à la chanson et au hip-hop. On est étiquetté comme ça mais on touche un peu à tous les styles et esthétiques musicales. On organise plus de 150 concerts par an en tant que promoteur et beaucoup plus en tant que tourneurs.
Combien êtes-vous à travailler dans Bleu Citron ?
Marie-Ange : Nous sommes une douzaine. Hormis Samuel, Sophie et Sylvain évoqués plus haut, il y a Etienne qui est notre responsable billetterie. Léna est notre assistante de prod’ qui seconde beaucoup Sylvain et Sophie (elle fait aussi tout le suivi des budgets). Une personne s’occupe des comités d’entreprise et des groupes, une autre de répondre à nos besoins informatiques : il gère aussi nos bases de données, nos newsletters. Claire est notre comptable. Il a trois bookers pour les groupes. Sandra est administratrice (contrats, payes, demandes de subventions). Et je m’occupe de la communication. On a aussi deux stagiaires (un à la promo tournée et un en com avec moi).
Vous parliez de découvertes et de groupes que vous aidez à faire émerger. Pouvez-vous m’en donner un ou deux exemples ?
Sophie : Big Flo & Oli à Toulouse. Samuel a vraiment travaillé à leur développement par la scène, mais il a cherché avec eux la meilleure maison de disques pour leur projet. Et ils ont signé ainsi. La force de ce type d’accompagnement est que l’on prend souvent ces groupes au tout début. On crée un vrai lien et un gros travail au long cours, une stratégie… Le côté plus hasardeux est que cela demande beaucoup de temps et d’investissement et que l’on ne peut jamais savoir si le succès sera au rendez-vous, malgré le talent. Et on ne peut pas se permettre de se tromper trop souvent sous peine de se mettre en danger financièrement. On a un gros ancrage régional en travaillant pour Magyd Cherfi, Big Flo & Oli ou Julien Barbagallo. Mais on a aussi des artistes non régionaux comme Izia, 1995, Féfé, Zaza Fournier… On travaille également en partenariat avec des gros producteurs et maisons de disques comme Warner ou Décibels.
Excellent musicien, Julien Barbagallo a été le batteur de Cub, Hyperclean, Bertrand Burgalat, Tahiti 80, Crumble Factory et désormais Tame Impala. Il vient de sortir un premier album solo : Grand Chien (Audiogram).
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On a évoqué la baisse des subventions pour les festivals. Peut-on s’attendre à une baisse de leur nombre en France ?
Sophie : Non au contraire ! Il va exploser à mon avis. Mais le modèle économique va changer. Tu as aussi beaucoup de municipalités qui créent un festival en lieu et place de vingt ou trente dates dans un lieu à l’année qui leur coûte trop cher. Là, ils misent tout sur un événement de quatre jours, moins coûteux au final et qui leur assure plus de buzz et de communication. On voit aussi dans le cadre de la campagne des Présidentielles qu’aucun candidat ne parle de culture. Le Monde a fait un long papier sur les propositions de chaque candidat et la culture n’était abordée nulle part. C’est très décevant. Après localement, on a parfois de bonnes surprises, je pense à une ville comme Nantes qui est très dynamique culturellement et musicalement.
Diriez-vous que Toulouse est aussi une ville dynamique sur le plan musical ?
Marie-Ange : Oui mais dans certains domaines qui me tiennent à cœur, comme le rock ou le garage, il y a un vrai déficit. Il y a des lieux comme la Dynamo ou le Connexion qui ne programment plus ces groupes. Ces salles n’ont pas été remplacées pour ce type de concerts. Et les groupes rock qui tournent sont de moins en moins nombreux. Il suffit de regarder les tournées en France…
Sophie : Pour moi, il manque une salle assise de moyenne taille pour la chanson.
Il y a le Casino Barrière…
Sophie : Oui mais il n’est pas toujours bien identifié comme salle de musique car il mélange tous les genres. Et il est très pris. C’est très difficile d’y programmer une date de concert de musiques actuelles à un prix abordable pour le public « club ».
À Toulouse, avant les Curiosités ou les Siestes Electroniques, il n’y avait quasiment aucun gros festival de musique moderne pop/rock…
Sophie : C’est assez rare dans les grandes villes. Ça se développe plus dans des petites ou moyennes villes qui ont une offre culturelle plus limitée pendant l’année. On a récemment travaillé sur des créations de festivals comme les Bulles Sonores à Limoux ou Grain de Sel à Castelsarrasin : la finalité est de faire venir de la musique là où elle n’est pas ou là elle n’est plus. C’est du désenclavement.
Comment ça se passe à l’étranger ?
Sophie : À l’étranger, ils sont déjà sur le modèle privé depuis longtemps. Tu as moins d’argent public et des gros sponsors type Volkswagen ou Heineken qui mécènent les festivals pour leur image. Les places sont aussi bien plus chères.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune groupe pour se faire connaître ? Toutes les attachées de presse disent aujourd’hui qu’il vaut mieux un bon clip qu’un album de douze titres autoproduit…
Marie-Ange : Il faut aussi avoir du buzz, travailler les réseaux sociaux, youtube, avoir déjà une fan base.
Sophie : Aujourd’hui, les maisons de disques prennent des projets aboutis. Elles sortent presque en l’état les maquettes des groupes. Donc il faut arriver avec une maquette quasiment définitive, très pro. Le passage en radio nationale est très important et porteur également.
Oui mais ces radios nationales dont tu parles sont très mainstream…
Marie-Ange : Complètement. Elles n’ont pas beaucoup de curiosité. Tu y retrouves la même logique que chez les majors. Il faut que ça marche vite.
Sophie : C’est vrai. Désormais les gens misent tout sur un titre. C’est du très court terme, on n’investit plus sur une carrière réellement. Je ne crois pas que ces majors seraient aujourd’hui assez patientes pour faire émerger un Dominique A ou un Mathieu Boggaerts. Cela prend dix ans ! C’est une autre façon de vivre et de consommer la musique.
Vous travaillez en bonne intelligence avec le Bikini…
Sophie : Oui on coproduit tout ensemble. Parce qu’on est plus fort ensemble et qu’on s’aime bien.
Qu’est-ce que vous aimez particulièrement dans votre métier ?
Marie-Ange : C’est très varié. J’aime le rock mais je découvre aussi de l’électro, du hip hop, des spectacles d’humour que je ne serais jamais allé voir si je ne faisais pas ce métier. Ça ouvre notre curiosité, notre sensibilité.
Sophie : Pour moi aussi. Et je ne me lasse pas, je suis toujours aussi émue par les concerts, par la communion avec le public où tout le monde est ensemble.
Marie-Ange : Oui, quand tu vois des visages heureux dans la fosse, tu sais pourquoi tu bosses.
Bertrand Lamargelle
Bleu Citron
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