Lors de son dernier passage à Toulouse, au Théâtre Sorano, nous étions nombreux à penser que c’était la dernière fois ; cette fois à Odyssud aussi, tant il semble « une plume dans la main de l’ange » comme dit un proverbe italien. Pourtant Jean-Louis Trintignant ne perd pas une miette de la musique vibrante d’Astor Piazzolla, revisitée par l’accordéon Daniel Mille, dirigeant un quatuor de 3 violoncellistes et 1 contrebassiste, tous excellents musiciens. Etonnante mais envoutante formule autour d’un accordéon protéiforme explorant toutes les nuances des compositions de l’argentin qui a transcendé le tango pour léguer une œuvre intemporelle.
Daniel Mille nous fait redécouvrir toute l’humanité de cette musique à la fois savante et populaire, dans une instrumentation sublimée par la sensualité des cordes. Son accordéon, dont il joue comme un rocker, sonne parfois comme une guitare électrique justement, et souvent pleure comme un enfant, mais toujours fait swinguer cet orchestre étonnant.
Jean-Louis Trintignant et Daniel Mille, « c’est un tango qui dure depuis plus de dix ans », depuis qu’ils se sont rencontrés à Chanson de Paroles à Barjac, le festival initié par le grand Jean Ferrat pour donner à entendre des chansons d’expression (par opposition aux chansons de consommation dont certaines radios nous gavent, tirant de plus en plus par le bas le niveau culturel dans une période qui aurait vraiment besoin du contraire). Depuis, le grand chauve aux doigt de fées est toujours à côté de Trintignant, prêt à le soutenir s’il vacille semble-t-il… En 1999, ils ont partagé la scène au rythme de La Valse des adieux d’Aragon, puis ont fait danser Poèmes à Lou d’Apollinaire, avec Marie la fille adorée, dont l’assassinat est une plaie ouverte, toujours à vif. A la fin du spectacle, il récite un poème du Canadien Gaston Miron, et le lui dédie :
« Par le mince regard qui me reste au fond du froid/J’affirme ô mon amour que tu existes. (…)/Tu es mon amour, ma ceinture fléchée d’univers, ma danse carrée des quatre coins d’horizon/(…) Je bois à la gourde vide du sens de la vie… »
Aujourd’hui, pour la 5ème date de cette petite tournée, le comédien vient glisser dans les magnifiques orchestrations que l’accordéoniste a faites de la musique de Piazzolla ses poèmes libertaires favoris : Jules Laforgue et son petit hypertrophique, Boris Vian qui ne voulait pas crever sans… ,
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre…
Robert Desnos – dont on ne peut oublier les Couplets de la rue Saint Martin – (Aujourd’hui je me suis promené), Léopold Sédar Senghor (Cher Frère Blanc), Guillaume Apollinaire bien sûr avec Mon p’tit Lou (et la voix se casse l’espace d’un instant), Raymond Carver, Gaston Miron, Gérard Macé ; et Paul Cluzet, son petit-fils. Mais surtout Prévert en force -c’est son « premier enthousiasme poétique » (1)- (Tant bien que mal, Le Grand Homme, La Lessive, Retour au Pays, La Grasse Matinée, Aujourd’hui comme en 1925), et Alain Leprest (Avenue Louise Michel, Arrose les Fleurs, On leur dira, Combien ça coûte, Le mîme) – c’est un hommage !-, un grand auteur-compositeur-interprète à découvrir ou redécouvrir :
J’ai fait un rêve saugrenu
Tu descendais nue l’avenue
Louise Michel
T’avais les hanches d’un violon
Il semblait que sous tes talons
Fondait le gel…
Véritable « musicien des mots », ce comédien hors pair maîtrise parfaitement le tempo, la rythmique du texte mais aussi le silence, et sa respiration comme sa diction en deviennent d’autant plus prégnantes ; il est le véritable soliste de ce concert.
Car on l’oublie trop souvent, la poésie est musique, ou n’est pas ; « la poésie, c’est une chanson qu’on parle », disait Paul Fort.
Les lumières d’Orazio Trotta, qui arrive à faire de la couleur (rouge, vert) avec du noir et des projecteurs blancs, comme certains éclairagistes très doués à la suite de François-Eric Valentin, accentuent l’ambiance crépusculaire de la majorité des poèmes, mais ajoute quelques trouées de lumières comme des rayons de soleil traversant la nuit.
Ce concert poétique passe trop vite. C’est déjà la fin : entouré de ses camarades musiciens qui le tiennent par la main, le vieil homme, si jeune dans ses révoltes, au visage émacié, vient saluer un public debout qui ne peut se résoudre à le laisser partir, il nous dit que c’est l’avant dernière… Et il termine en solo avec le Déserteur de Vian, dont il transforme les deux derniers vers, dans un ultime pied de nez :
(Prévenez vos gendarmes) Que j’aurai des armes Et que je sais tirer.
Sa voix nous accompagne dans la nuit d’avant-printemps.
Elle nous accompagnera longtemps. Bien longtemps après qu’il aura rejoint sa fille et qu’il sera rentré dans sa légende.
Espérons qu’un disque immortalisera ce concert d’anthologie.
Un grand merci à Emmanuel Gaillard et à Odyssud d’avoir invité Monsieur Trintignant pour ce qui ressemble fort à un adieu.
Deux jours plus tard, c’est la Salle Nougaro, grande découvreuse de talents, qui nous invitait à la rencontre de Blick Bassy (2), une voix aérienne qui joue avec les octaves et dessine des mélodies immédiates et pénétrantes. Le récital, à l’image du musicien, est à la fois primitif et sophistiqué : parti de chansons en langue bassa (un des 200 dialectes du Cameroun), il les passe allègrement au filtre du blues et du jazz, comme sa voix à travers 3 micros différents et un haut-parleur pour iPhone (!). Il s’accompagne sommairement avec un banjo et une guitare électrique pour enfant, s’appuyant sur la rythmique du violoncelle de Clément Petit, du trombone de Johan Blanc, s’abandonnant souvent dans une transe fidèle à ses racines; dans de longues improvisations sans filet et sans barrières.
Comme dans un rêve éveillé.
En effet, ce récital, depuis plus de 2 ans sur la route est né d’une nuit sans chauffage (merci le froid !) face aux portraits de sa mère (qui lui a donné le goût du chant), de Thomas Sankara (le leader panafricaniste assassiné, modèle d’engagement), et de Skip James (bluesman né au début du XXème siècle, au picking et aux accords uniques, auquel Wim Wenders a consacré un beau documentaire) dont il nous fera écouter un extrait en posant un vinyle sur un vieil électrophone !
Autre pointe d’humour, une Petite Marie de Francis Cabrel passée à la moulinette. Et le public est pris au jeu, en particulier les jeunes femmes. Il en profite pour nous inviter à la Paix et à l’Amour, comme il invite les jeunes de son pays, le Cameroun, à ne pas quitter l’Afrique pour un Eldorado de pacotille, la proie pour l’ombre, dans son livre « Le Moabi Cinéma » (3) – rejoignant ainsi la Fondation du grand musicien Catalan Lluis Llach -.
Mais il n’oublie pas de finir seul a cappella comme il a commencé, en évoquant les anciens, de sa voix unique et si pure.
Son troisième album Akö reflète bien le concert de ce soir et il faut saluer le label No Format (4) qui accompagne des musiciens hors normes comme Blick Bassy.
Après qu’il ait dédicacé ses disques et son livre à un public conquis, je ne peux m’empêcher d’évoquer avec lui deux grands artistes, l’ougandais Geoffrey Oryema, pour le velours de la voix, et surtout mon regretté ami Francis Bébey (5), camerounais lui aussi, grand guitariste classique, mais surtout l’un des premiers à improviser sur ses chants traditionnels avec électronique et jeux de voix, qui a inspiré nombre de jeunes artistes africains.
Prends cinq notes
Sincères et sans fard
Qu’autrefois Edimo
Arracha à Ngosso ;
Ne chante pas l’espoir de l’étranger
Chante ton désespoir
Sur des notes d’espérance
Couvertes de pleurs et de soupirs…
(extrait de Musica africa)
Après s’être produit à l’Espace culturel Léopold Sedar Senghor justement (ce poète qui a écrit entre autres Cher frère blanc (6) dit par Jean-Louis Trintignant à Odyssud) au May sur Evre en Pays de Loire, Blick Bassy reviendra en Occitanie le 10 mars au Théâtre de la Maison du Peuple de Millau: cela vaut vraiment la peine de faire 3 heures de route, je vous l’assure.
E.Fabre-Maigné
26-II-2017
Pour en savoir plus :
- Du côté d’Uzès, entretiens avec André Asséo, par Jean-Louis Trintignant, Cherche Midi, 198 p., 16 euros
- blickbassy.com/
- Editions Gallimard
- http://www.noformat.net/
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Bebey
- Léopold Sedar Senghor (1906-2001)
Cher frère blanc,
Quand je suis né, j’étais noir,
Quand j’ai grandi, j’étais noir,
Quand je suis au soleil, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir,
Quand je mourrai, je serai noir.
Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris.
Alors, de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ?
Mes coups de cœur du mois de mars :
– Lorca à l’Instituto Cervantes mercredi 1er mars à 18h 30
– Le Trio Chemirami à la salle Nougaro jeudi 2 mars à 20h 30 www.sallenougaro.com/
– Les Ballets Béjart à Odyssud 5 mars à 20h 30 http://www.odyssud.com/bejart-ballet-lausanne
– Les Passions Stabat Mater de Pergolesi 11 mars à 20h 30 au Théâtre Olympe de Gouges de Montauban www.les-passions.fr/fr/
– Magma au Bikini à Ramonville Saint Agne le 15 mars à 20h
– Les Motivés à la Bourse du Travail de Toulouse les 30 et 31 mars
– 2ème Salon du Livre Ancien et Moderne et du Livre Pyrénéen Toulouse du 18 Mars au 19 Mar 2017 de 9h à 19h Grande Halle Rue du Somport à l’Union 31240