Orchestre National du Capitole
Élisabeth Leonskaja : piano
Tugan Sokhiev : direction
Dvorak : Carnaval
Schumann : Concerto pour piano
Chostakovitch : Symphonie n°12 « L’année 1917 »
Du rêve éveillé à la clameur
La composition d’un programme est certes un art difficile, car dépendant de beaucoup de facteurs souvent antagonistes : choix du chef, volonté du soliste, nécessité d’équilibrage des durées et des styles des musiques retenues, rituel des ouvertures et des concertos …
Le programme de ce concert est néanmoins curieux et très hétérogène, entre une œuvre festive, mais secondaire de Dvorak, un des plus beaux concertos romantiques pour le piano et une œuvre de circonstance de Chostakovitch, une œuvre d’allégeance, écrite en période dite de dégel, mais qui reste une des plus faibles de ses quinze symphonies. En plus elle sera redonnée moins d’un mois plus tard par le très nationaliste Valery Gergiev, dont on pressent qu’elles en seront les inflexions triomphantes. Ce doublon aurait pu être évité, et la symphonie suivante, la symphonie n°13 (Babi Yar) aurait apporté la véritable mesure de ce grand dissident de l’intérieur que fut Chostakovitch.
Donc programme hétéroclite, mais qui permet de mettre à l’épreuve la ductilité de l’orchestre, sa qualité de contrôle pour ne jamais être tonitruant et braillard dans des musiques qui en portent en germe tous les risques potentiels. Et bien l’ONCT fut souple et puissant, jamais vulgaire. Il ne lui aura manqué que la liesse populaire tchèque, où la méchanceté de sons d’un orchestre russe dans Chostakovitch. Mais se sortir ainsi de ces fanfares parfois simplistes en maintenant une belle tension et dû bien sûr à l’immense talent de Sokhiev, mais aussi à un orchestre extrêmement brillant ce soir-là.
Sur l’ouverture Carnaval de Dvorak, si elle est populaire à Prague, elle laisse peu de souvenirs à Toulouse. L’exubérance n’était pas le meilleur versant du compositeur. C’est dans le passage lent, en dialogue entre instruments (violon, cor anglais surtout, flûte, clarinette) que l’on retrouve « notre Dvorak », mais rien n’incite aux jeux de rôles et de folie d’un carnaval. Et pour les fanfares de joie, Janacek est d’un autre niveau.
Le concerto pour piano en la mineur de Schumann se trouvait ainsi curieusement inséré avant l’hymne à Lénine et le Carnaval.
C’était la merveilleuse Élisabeth Leonskaja, que Piano aux Jacobins nous a souvent fait la joie d’écouter, qui jouait à sa façon ce concerto, qui est une déclaration d’amour de Robert Schumann à Clara, sa femme, depuis moins d’un an, avant la longue composition de 1841 à 1845, de cette musique de tendresse, de vibrations, d’élans aussi.
La soliste, sans doute plus que le chef, avait choisi de faire de ce concerto un rêve éveillé, tout en douceur, en nuances, en beautés fugitives. Jouant relativement dans un tempo lent, Élisabeth Leonskaja, a mis, comme rarement, en avant toute la poésie, les subtilités, la beauté mélodique de ce concerto qui devient transparence, lever de lune, murmures de lumières et d’amour. Il y a dans ce concerto aussi des élans, des emportements de bonheur. Ce ne fut pas le choix de la soliste qui avec son toucher magique, nous aura maintenus dans ce doux clair-obscur de la beauté simple en délaissant certains des emportements coutumiers à Robert Schumann, quand il montre sa face passionnée. Mais quand une telle artiste fait d’une œuvre si rabâchée un pur moment de rosée, une sorte de somnambulisme amoureux, on reste émerveillé. D’autant que le chef et l’orchestre ne se sont pas contentés d’offrir un simple écrin, mais toute une parure de lyrisme et de transparence. Ce fut presque un grand moment de musique de chambre. Et quand Élisabeth Leonskaja revint donner en bis du Chopin, l’ineffable retentit à la Halle aux grains.
Et puis on entra dans ce qui aurait dû être la célébration de la révolution de 1917, et donc de Lénine, par cette symphonie fortement encouragée par Khrouchtchev. Chostakovitch n’avait plus peur de l’heure du laitier, quand on venait arrêter sous Staline les gens. Staline était bien mort, et Chostakovitch, apparemment célébré, est en tout cas promu à des postes officiels. En 1960 il est élu Premier secrétaire de l’Union des Compositeurs, et en 1966, il est gratifié du titre de héros du travail socialiste.
Donnant, donnant, il lui fallait enfin accoucher de son hommage à Lénine promis depuis 1938. Il attendit, pour présenter son œuvre, le XXIIe Congrès du PC d’Union soviétique, croyant à la déstalinisation.
Mais son portrait de Lénine, que tout le monde attendait triomphal et a cru entendre ainsi, bifurqua sur la perte de ses espérances en un changement de régime même sous le dégel. Mais prudent il n’en laisse rien paraître dans cette symphonie qui prend soin d’éviter tout caractère parodique, et par ses thèmes simples, voire simplistes, semble un acte de ralliement à la doctrine communiste. Créée le premier octobre 1961 à Leningrad, bien sûr, elle plut aux dirigeants et suscita les sarcasmes en Occident. Chostakovitch était récupéré. La suite prouva que non. Et si comme Sokhiev, avec sa disposition spéciale des contrebasses et des violoncelles à gauche de l’orchestre pour faire vrombir les graves, sait autant faire retentir les clameurs que la désolation des mouvements lents, cette symphonie devient plus complexe et pleine de sous-entendus contradictoires.
Dans le premier mouvement (Le Petrograd révolutionnaire), la façon lancinante, obsessionnelle, dont est interprété le seul thème écrasant et dominant, repris ensuite dans les autres mouvements, est oppressante et saisissante, avec des instruments émergents comme des fantômes de l’orchestre ( basson, clarinette, flûte…). Sokhiev marque les ruptures par des silences prolongés qui sont étonnants et angoissants.
Le second mouvement (Razliv) est une méditation, non pas sur le refuge bucolique de Lénine, mais sur le désenchantement du compositeur.
Le troisième mouvement (Aurora) est là pour magnifier la prise du Palais d’hiver, qui d’ailleurs n’était pas défendu, suite au coup de canon du cuirassé Aurora, C’est l’occasion de montrer une grande virtuosité orchestrale et par le vacarme faire croire à la légende.
Mais l’ambiguïté la plus grande réside dans le quatrième mouvement (L’Aube de l’humanité), où Chostakovitch est censé avoir encensé le monde postrévolutionnaire, où tout n’est que joie et optimisme. Avec force percussions, déchaînement de l’orchestre, reprise des thèmes précédents, c’est l’apothéose apparente. Le bonheur dans la clameur ! Mais quelques traits, quelques silences, montrent une foi bien ébréchée chez le compositeur. Il s’agit quand même du mouvement le plus faible de la symphonie.
Aussi avoir réussi à faire applaudir une œuvre somme toute secondaire de Chostakovitch, et avoir parfaitement défendu les arrière-plans de cette œuvre, moins anodine qu’une simple propagande en musique, relève de l’exploit. Sokhiev l’a fait et il a même captivé un mécréant comme moi, qui ne supportait pas auparavant cette symphonie.
Il n’a pas succombé au nationalisme facile, au rendu élémentaire, mais nous a donné une performance musicale désarmante et complexe, portant à l’incandescence un orchestre des grands soirs. Pour cela, chapeau bas monsieur Sokhiev ! Mais je continuerai à écouter plus tôt les autres symphonies du grand Chostakovitch, dont certaines n’ont jamais été jouées à Toulouse – la 13 et la 14 par exemple- .
Car en disque presque aucun chef comme Sokhiev (Rozhdestvensky peut-être?), n’a réussi cela : transformer ce plomb en or.
Gil Pressnitzer