La Cinémathèque de Toulouse rend hommage à Chantal Akerman, cinéaste belge disparue cet automne, qui a abordé le documentaire et la fiction, voyageant entre cinéma d’avant-garde et cinéma commercial.
Fascinée par les États-Unis, Chantal Akerman y tourne en 1972 son premier long-métrage, le documentaire “Hôtel Monterey”. «J’étais très jeune, j’avais 21 ans, et je ne savais pas bien ce que je voulais faire. La littérature m’intéressait à priori davantage que le cinéma, qui n’était pour moi qu’un endroit de divertissement pour aller flirter. Jusqu’au jour où j’ai découvert “Pierrot le Fou”, de Jean-Luc Godard, qui m’a fait comprendre que le cinéma, ça pouvait être ça aussi, cette poésie, cette liberté. Le choix des États-Unis, c’était un désir personnel, un rêve de l’Eldorado. C’est là-bas, en rencontrant Babette Mangold qui est devenue mon opératrice, que j’ai découvert le cinéma expérimental. J’ai fait connaissance d’un groupe d’artistes qui comprenait Jonas Mekas, Michael Snow et beaucoup d’autres. J’ai compris qu’on pouvait faire un film sans nécessairement raconter une histoire. J’ai senti que c’était vraiment là que ça se passait. L’Hôtel Monterey était un établissement pour les nécessiteux où j’ai habité lors de mon séjour new-yorkais, et j’ai tourné le film en utilisant ce que j’avais subtilisé, soit le prix d’un billet sur deux, dans un cinéma où j’étais caissière», racontait la cinéaste dans les colonnes du quotidien Le Monde.(1)
En 1974, elle réalise et interprète “Je, tu, il, elle” (photo), soit quatre moments de la vie d’une jeune femme sous la forme d’un monologue intérieur filmé sur un mode de temps très lent. «“Je, tu, il, elle” s’est tourné grâce à un lot de pellicules usagées que j’ai piquées dans un laboratoire parisien. La première vraie incursion dans le circuit classique, c’est “Jeanne Dielman”, qui a été aidé par le ministère de la culture en Belgique. Puis “News from home” s’est fait grâce à la télévision allemande ZDF et à l’Institut national de l’audiovisuel en France. Quant aux “Rendez-vous d’Anna”, il a bénéficié de l’aide du producteur Daniel Toscan du Plantier et de l’avance sur recettes en France»(1), poursuivait Chantal Akerman.
“Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles” (photo) est le récit de trois jours de la vie d’une prostituée, filmée en temps quasi réel. «C’était mon film le plus narratif, j’en avais presque honte en le présentant à Delphine Seyrig, qui tenait le rôle. Mais ça a été une vraie reconnaissance à la fois publique et critique. Le film a été sélectionné à la “Quinzaine des réalisateurs” à Cannes, a fait le tour du monde, et a eu 25 000 entrées sur Paris. Je pense qu’aujourd’hui il n’en ferait pas 3 000», assurait-elle en 2007(1).
En 1976, elle abandonne son système de mise en scène pour tourner “News from home” qui montre New York au rythme des lettres d’une mère adressées à sa fille. Deux ans plus tard, “Les Rendez-vous d’Anna” est une œuvre de fiction assumée, avec Aurore Clément en réalisatrice parcourant l’Europe de rencontres en rencontres. En 1981, “Toute une nuit” est un film intimiste dont le sujet est le couple, puis “Les Années 80” est un documentaire s’intéressant à la répétition d’un spectacle. Elle retrouve Delphine Seyrig en 1985 pour “Golden eighties”, une comédie musicale autour des amours d’une poignée de personnages dans un centre commercial. Cinq ans plus tard, “Nuit et jour” est une histoire d’amour à trois, soit une fille libérée et deux garçons.
En 1995, elle réunit Juliette Binoche et William Hurt dans “Un divan à New York”. En 1999, “La Captive” s’impose comme la meilleure adaptation au cinéma d’un roman de Proust, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar. Depuis son adolescence, Chantal Akerman était fascinée par “La Prisonnière”, «d’abord parce que ça touchait à ma sexualité de jeune fille, mais aussi parce que j’étais déjà obnubilée par les lieux clos, la réclusion, comme par l’obsession amoureuse, la jalousie. J’ai toujours voulu faire un cinéma contre l’académisme, en restant radicale et dogmatique. Il m’a fallu du temps pour comprendre comment je pouvais rester fidèle à l’esprit de rupture apporté par la Nouvelle Vague en travaillant à partir d’un grand texte. En fait, ce livre de Proust est fait pour mon cinéma : Albertine est libre, elle aime les femmes, et le Narrateur est totalement démuni par rapport à ça. L’homosexualité y est traitée sans aucune explication psychologique ou psychanalytique. Proust est mon demi-frère! Comme moi, il parle de l’homosexualité, des juifs, de l’autre, cet éternel inconnu. J’ai voulu créer un monde mental plutôt que décrire une époque, dit-elle. Me concentrer sur la matière, la lumière, les murs, les corps. Cela impliquait d’enlever le maximum d’éléments anecdotiques, afin d’engendrer un sentiment de trouble qui renvoie chacun à sa propre intériorité.»(2)
Selon Jean-Luc Douin, «on n’a aucun mal à relier “La Captive” aux autres films de Chantal Akerman. “Je, tu, il, elle” : une femme nue dans sa chambre, confrontée au désir masculin et assumant l’étreinte avec une autre femme. “Toute une nuit” (1982) : croisements d’hommes et de femmes qui se déchirent ou fusionnent. “Les Années 1980” (1983) : répétitions pour un spectacle sur le thème de l’amour rêvé, perdu, retrouvé. “L’Homme à la valise” (1983) : l’obsédante cohabitation entre une femme et un ami auquel elle avait prêté son appartement, et qui s’incruste.»(2)
La cinéaste retrouve Aurore Clément et Sylvie Testud en 2004 pour “Demain on déménage”, comédie burlesque où une mère et sa fille partagent le même duplex. L’immigration est le sujet de plusieurs de ses documentaires : “Histoires d’Amérique” (1988) capte la mémoire des émigrés juifs américains avant la seconde guerre mondiale et les camps de concentration ; “Là-bas” (2005) évoque Israël et la diaspora juive ; “De l’autre côté” (2002) interroge des Mexicains passés clandestinement aux Etats-Unis — c’est le dernier volet d’une trilogie entamée avec “D’Est” qui dévoile en 1993 la vie dans l’ex-bloc soviétique après la chute du mur, puis “Sud” qui restitue la beauté des paysages texans.
À l’automne dernier, Chantal Akerman a mis fin à ses jours, quelques mois après la disparition de sa mère. Neuf films puisés dans sa filmographie constituent un hommage rendu par la Cinémathèque de Toulouse à une cinéaste libre qui a abordé le documentaire et la fiction, voyageant entre cinéma d’avant-garde et cinéma commercial.
Jérôme Gac
Du 1er au 9 mars, à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.
(1) Le Monde, 18/04/2007
(2) Le Monde, 29/07/2005
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photos :
“Je, tu, il, elle” ; “Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles”
© collections La Cinémathèque de Toulouse
Chantal Akerman en tournage © D.R.