La Cinémathèque de Toulouse consacre une rétrospective à Rainer Werner Fassbinder, cinéaste né en 1945, portraitiste de l’Allemagne d’après-guerre.
Dès son premier film en 1969, « l’Amour est plus froid que la mort », Rainer Werner Fassbinder exhibe un précipité de toute son œuvre à venir: des personnages poussés à vivre ensemble dans un rapport de destruction à l’issue souvent fatale. Metteur en scène d’un théâtre contestataire et autodidacte, il porte à l’écran certaines de ses pièces dans un style clairement inspiré par le cinéma de Jean-Luc Godard. Avec sa troupe de l’Antiteater, il livre alors une dizaine de films en deux ans, jusqu’à « Prenez garde à la sainte putain ». En 1972, il adapte « les Larmes amères de Petra von Kant » d’après l’une de ses pièces de théâtre écrite à la suite d’une rupture douloureuse avec son amant de l’époque. Sans concession, le résultat est un portrait du cinéaste au féminin.
En 1974, il puise son inspiration chez Douglas Sirk (« Tout ce que le cien permet ») pour signer le magnifique « Tous les autres s’appellent Ali », où une sexagénaire tombe amoureuse d’un travailleur immigré beaucoup plus jeune qu’elle, attisant les regards suspicieux et les jugements cruels du voisinage autant que l’incompréhension de ses enfants. «D’après ses films, l’amour me semble être le meilleur, le plus insidieux et le plus efficace instrument de l’oppression sociale…», déclarait Fassbinder à propos de Sirk. L’année suivante, il réalise « Maman Kusters s’en va au ciel », et « le Droit du plus fort » décrit au sein d’un couple d’hommes la prédominance des rapports de classes sur les rapports sexuels.
En 1977, il bénéficie d’une production de grande envergure pour tourner « Despair », d’après Nabokov, avec Dirk Bogarde en émigré russe et industriel du chocolat dans l’Allemagne des années trente. Après avoir réalisé en 1980 pour la télévision la série « Berlin Alexanderplatz », située à l’époque de la République de Weimar, il plonge avec « Lili Marleen » au cœur de l’Allemagne nazie. La France le découvre en 1979, lorsque « le Mariage de Maria Braun » est couronné de plusieurs prix au Festival de Berlin. Hannah Schygulla y interprète le rôle-titre d’une femme tuant son amant après le retour de son mari dans l’Allemagne détruite par la Seconde Guerre mondiale. Dans « Lola, une femme allemande » (1981) et « le Secret de Veronika Voss » (1982), il porte un regard désenchanté et d’une redoutable férocité sur l’Allemagne des années cinquante tout en poursuivant sa somptueuse série de portraits au féminin.
«Pour parler de son pays, Fassbinder décide de raconter le destin de femmes, mi putes mi déesses, sur le modèle de Marlene Dietrich. Fassbinder “invente” les nouvelles stars du cinéma allemand, ou plutôt ses propres stars intégrées à sa troupe : Hanna Schygulla, Barbara Sukowa, Ingrid Caven, Margit Carstensen… », rappelle Olivier Père. Adaptation du roman de Jean Genet, « Querelle » est présenté au Festival de Cannes en 1982, quelques semaines avant la mort du cinéaste par overdose, à l’âge de 37 ans. «Savoir s’il est mort trop jeune parce qu’il s’est dépensé, ou s’il s’est dépensé parce qu’il savait qu’il allait mourir jeune, c’est une question à laquelle je ne me risquerai pas à répondre», a dit un jour Hannah Schygulla.
Jouant dans une vingtaine de ses films dont elle ne fut jamais l’actrice principale, Ingrid Caven a été mariée au cinéaste pendant deux ans. Elle raconte comment «il n’avait aucun scrupule à manipuler les acteurs et les actrices pour arriver à ses fins. C’était un maître de marionnettes. Curieusement, tous les gens autour de lui en étaient très amoureux. Il arrivait à ce résultat par un chemin de séduction très tortueux. Il prenait les deux ou trois actrices principales du film et leur disait en aparté : “Tu es la plus belle du monde, la meilleure, ne l’oublie pas”. À une autre, il pouvait proférer les pires insultes. Fassbinder ne faisait pas dans le raffinement. J’ai toujours été surprise par l’absence de réaction des comédiens, mais il choisissait en priorité ceux qui étaient susceptibles de tolérer son rituel. Fassbinder disait que nous étions tous des porcs, c’était une analogie très importante pour lui. Il ne forçait pas les acteurs. Il possédait un charisme incroyable. On a dit qu’il n’était pas aimé, qu’il avait beaucoup souffert, mais c’est absurde. C’est plutôt le contraire. Fassbinder a souffert d’être trop aimé, il avait une famille qui le surprotégeait. Il y a toujours eu chez lui le fantasme d’être quitté. Il avait une furieuse envie de vivre».(1)
«Je cherche en moi où je suis dans l’histoire de mon pays», avouait Rainer Werner Fassbinder, cinéaste et portraitiste de l’Allemagne d’après-guerre. Dans ce pays qui a choisi d’oublier les abominations du IIIe Reich pour se reconstruire, il est en réalité le seul cinéaste à affronter un siècle d’histoire. Il remonte ainsi jusqu’au XIXe siècle avec « Effie Briest » (1974), adapté du roman de Theodor Fontane et inspiré de la vie monotone d’une jeune fille mariée trop tôt à un baron. Et l’un de ses derniers films, « la Troisième génération » décrit la vie clandestine d’un groupe de jeunes terroristes désœuvrés dans le Berlin-Ouest de l’hiver 1979.
Pour Jean-Michel Frodon, «la puissance de son cinéma tient à ce que jamais un film – projets minimaux du début ou démarquages de superproductions hollywoodiennes plus tard – ne se résume à son thème, à son “sujet” : beaucoup du génie de Fassbinder tient à la manière dont, à partir de dispositifs narratifs souvent relativement simples, le sens et l’émotion prolifèrent en d’extraordinaires arborescences qui s’enchevêtrent avec les films précédents et seront rejoints par les suivants. De là, autant que de la non-chronologie et des interférences biographiques, vient le sentiment de flot tumultueux qui émane de son œuvre complète, complète bien qu’inachevée par nature».(1)
En 2000, François Ozon a adapté à l’écran une pièce de Fassbinder jamais montée : « Gouttes d’eau sur pierres brûlantes ». Selon lui, «l’œuvre de Fassbinder n’a jamais eu de réelle reconnaissance en Allemagne. On a préféré Wenders parce qu’il parlait d’exil, Herzog pour ses métaphores lointaines et poétiques du pouvoir allemand, Schlöndorff parce qu’il ne dérangeait personne avec ses adaptations littéraires. Fassbinder, lui, parle de ce qui fait mal. Je ne lui vois pas d’héritier.»(2) Ozon se souvient de la présentation de son film en Allemagne : «Je me suis surtout aperçu que je connaissais mieux son œuvre que la plupart des journalistes et des spectateurs. Il est oublié. Ce n’est pas un auteur étouffé, il n’est simplement pas regardé. Fassbinder est un cinéaste du “ici, maintenant, et hier”. Ses films tendent à l’Allemagne un miroir qui renvoie à un devoir de mémoire et de lucidité difficile à assumer.»(3)
Jérôme Gac
Jusqu’au 23 février,
à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse. Tél. : 05 62 30 30 11.
Rencontre avec Michel Vanoosthuyse,
auteur de « Berlin Alexanderplatz »,
jeudi 11 février, 19h30.
Rencontre avec Hanna Schygulla, actrice,
vendredi 12 février, 19h00.
(1) Le Monde, 22/11/1996
(2) Le Monde, 19/10/2004
(3) Le Monde, 17/04/2005
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photos : « Querelle », « L’Année des 13 lunes »
© collections La Cinémathèque de Toulouse